Critique : La Grande bouffe

Erwan Desbois | 13 mars 2006
Erwan Desbois | 13 mars 2006

La Grande Bouffe fait partie de ces longs-métrages plus connus pour le scandale qu'ils ont généré que pour leur valeur réelle. La découverte (ou redécouverte) de ce film trente ans après sa présentation houleuse à Cannes permet de se rendre compte qu'il a conservé toute sa force provocatrice et est toujours autant d'actualité. Cela n'est pas dû au caractère choquant de scènes pornographiques ou trash qui ne le sont plus. Il n'est pas sûr qu'il faille s'en réjouir, car la cible de Marco Ferreri n'est rien moins que la société de consommation dans son ensemble, société dont les travers dénoncés dans La Grande Bouffe sont loin d'avoir disparu.


L'argument du film et sa mise en place sont d'une grande simplicité : quatre amis d'une quarantaine d'années ayant tous très bien réussi dans la vie (on a là un juge, un animateur d'émission télé, un pilote de ligne et un pâtissier) se réunissent une semaine dans une maison isolée et s'empiffrent jusqu'à n'en plus pouvoir. Ferreri abat dès le départ les barrières qui assurent d'ordinaire une certaine distance entre le spectateur et l'œuvre. Il ne s'embarrasse en particulier d'aucune création d'univers : les personnages portent les prénoms des acteurs qui les interprètent, ils sont filmés dans leurs présentations respectives comme s'il s'agissait de documentaires sur leurs métiers, et leurs motivations ne sont jamais explicitées. Ce parti pris d'une réalisation très crue est de mise tout au long du film, et participe pour beaucoup à la volonté de Ferreri de brouiller les cartes entre réalité et fiction. Avec son découpage essentiellement à base de plans fixes, ses scènes très longues, et son absence de musique, La Grande Bouffe est en effet plus proche d'un examen scientifique objectif que d'une fiction classique.


Et les conclusions de Ferreri ne sont pas glorieuses : pour lui, le monde contemporain bâti par l'homme a éloigné ce dernier de toutes les activités de l'esprit et l'a fait régresser dans un état où il ne se préoccupe plus que de ses besoins primaires, au premier lieu desquels, la bouffe. Derrière l'euphorie et la frénésie de façade, la décadence des personnages est terrifiante, puisqu'on les voit successivement renoncer aux arts (la musique jouée par l'un d'entre eux ne les transporte plus mais les dérange), à la méditation, et même à la discussion – les dialogues deviennent au fil du récit de plus en plus creux et inintéressants. Seul le sexe semble représenter une distraction efficace, mais même lui est perverti : les corps à corps sont bestiaux, sans sentiments.


L'allégorie avec l'état de la société occidentale est on ne peut plus évidente. Une évidence entièrement voulue par Ferreri, cinéaste de l'excès, qui préfère que le spectateur reçoive son message de plein fouet dans la figure plutôt qu'il le comprenne implicitement. Voilà pourquoi la provocation est omniprésente autour de la métaphore centrale du film (la bouffe = la consommation, tellement exagérée qu'elle en perd tout sens et tourne au gâchis) : personnages atteints de problèmes intestinaux, WC qui débordent… Ferreri en fait trop, c'est certain, mais derrière cet étalage de méchanceté et de vulgarité transparaît une tristesse infinie – celle d'êtres qui tentent désespérément de remplir leur vie avant que la mort n'arrive. Le discours de La Grande Bouffe n'est en définitive ni moralisateur ni accusateur : c'est celui d'un artiste qui plaint sincèrement ses personnages et qui, sachant qu'il ne peut rien faire pour les sauver, choisit de les accompagner avec respect dans leur dernier combat.

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