Critique : Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge

Erwan Desbois | 28 février 2006
Erwan Desbois | 28 février 2006

La trilogie Bleu, Blanc, Rouge est l'ultime morceau de bravoure du boulimique Krzysztof Kieslowski, réalisateur polonais qui avait acquis la reconnaissance internationale avec le Décalogue, ensemble de dix moyens-métrages basés sur les Dix Commandements et tournés en moins de deux ans. Bleu, Blanc, Rouge part à nouveau d'un concept – un triptyque consacré aux trois valeurs qui forment la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », associées à chaque fois visuellement à l'une des trois couleurs bleu, blanc et rouge –, dont le talent d'auteur-réalisateur de Kieslowski fait exploser les limites, pour aboutir à une œuvre dont la valeur n'a d'égale que la pureté et la fluidité.


La première des notions, la liberté, est a priori la plus simple à mettre en images au regard de l'exaltation qu'elle charrie avec elle. Mais Kieslowski aime à s'écarter des idées reçues, et à placer personnages et spectateurs face à des questions plus inattendues et plus délicates. Pour Julie (Juliette Binoche), l'héroïne de Bleu, la liberté n'est ainsi pas un idéal mais une contrainte qui lui est imposée de la plus brutale des façons : un accident de voiture qui tue sur le coup son mari et sa fille, la laissant comme seule survivante.


Les blessures physiques finissent par s'estomper, mais la douleur psychologique reste intacte. « Délivrée » de force de sa vie passée, Julie a comme première réaction de se soustraire du monde (s'occuper uniquement de « [son] propre compte », comme elle le dit elle-même), en abandonnant derrière elle toutes les structures qui régissaient jusque-là son existence : maison, travail de son mari (qui était compositeur de musique) et connaissances. Au cours de cette succession de scènes très dures et d'une grande sécheresse, la performance de Juliette Binoche est hypnotique. Le décalage entre son visage de femme-enfant fragile et son refus absolu de ressentir des émotions crée un mélange de gêne et de fascination envers son personnage, qui nous tient en haleine tout au long d'un récit reposant entièrement sur ses épaules.


Une héroïne présente dans chaque plan, qui baigne dans un univers de musique, et dont l'existence est chamboulée par la mort d'autrui : autant d'éléments qui relient directement Bleu au film précédent de Kieslowski, La Double Vie de Véronique. Cette filiation, dont le réalisateur s'affranchira dans les deux autres épisodes de la trilogie, se retrouve jusque dans la forme du film, qui s'appuie sur une caméra s'attardant sur les petits détails du quotidien qui bouleversent à notre insu notre vie (un câble de frein défectueux, un lustre, une chaîne en or…) et sur une recherche chromatique très poussée. La couleur bleue est en effet omniprésente, mais jamais envahissante puisqu'elle sert de reflet à la froideur intérieure de Julie.


La dernière partie du film, qui relate le lent retour à la vie de Julie, est malheureusement moins aboutie, avec des personnages et des situations flirtant avec les clichés – comme si Kieslowski, après nous avoir emmenés si loin dans la solitude en compagnie de son héroïne, avait autant de mal qu'elle à revenir parmi le monde des vivants. Cette défaillance est d'autant plus regrettable qu'elle entame la beauté poétique du thème qui sous-tend le film (la musique comme précieux soutien présent en permanence dans notre vie, une idée ici magnifiquement mise en images grâce au montage et à l'utilisation faite des partitions), de même que le final trop solennel fait s'achever Bleu sur une fausse note.

Bleu : 07/10

Blanc, le deuxième volet de la trilogie, traite de l'égalité. Ou plutôt de l'inégalité, comme le précise Kieslowski dans sa leçon de cinéma présente dans les suppléments : « les hommes ne sont pas et ne veulent pas être égaux ». La démonstration de ce postulat se fait au travers d'une histoire savoureuse de disgrâce et de renaissance, dans laquelle l'humour décalé du réalisateur et sa science du détail font merveille.


Le personnage principal de Blanc (joué par Zbigniew Zamachowski) est un Polonais du nom de Karol Karol, émigré en France où il a épousé Dominique (Julie Delpy). Un mariage qui tourne à la débandade, au propre comme au figuré puisque Dominique demande le divorce en raison de l'incapacité de Karol à la satisfaire au lit. Vorace sexuellement, Dominique l'est aussi financièrement, et le pauvre Karol se retrouve du jour au lendemain dépossédé de tous ses biens et de tout son argent. Cette situation tragique au plus haut point est pourtant traitée avec détachement par Kieslowski, qui ne souhaite en aucun cas confondre empathie envers son personnage principal et accablement larmoyant. Ainsi, à une scène terriblement poignante (quand Karol éparpille ses diplômes, désormais inutiles, sur les voies du métro) succède le récit rocambolesque du retour de Karol dans son pays natal : se cachant dans une valise pour embarquer clandestinement à bord de l'avion, notre héros se retrouve aux mains de… trafiquants de bagages qui l'ont embarqué parmi leur butin !


Une fois arrivé à bon port, Karol voit sa chance tourner, et Blanc se transforme en success-story délirante, portrait au vitriol et sourire en coin de la Pologne après l'éclatement de l'URSS. Dans ce monde néolibéral où tout a un prix (même la mort, à deux reprises), l'ex-naïf plumé de toutes parts fait fortune en entubant les habituels entubeurs, par le biais d'une arnaque au déroulement surprenant et franchement réjouissant. Cette revanche sur le sort ne serait cependant pas complète sans la reconquête par Karol de la seule chose qui compte réellement pour lui : l'amour de Dominique.


Le dernier quart d'heure du film nous rappelle alors que le blanc du titre n'est pas seulement celui, tantôt grisâtre tantôt aveuglant de beauté, des paysages polonais ; c'est aussi le blanc de la robe de mariée de Dominique, symbole de pureté qui inonde l'ensemble des souvenirs qu'a Karol de son mariage. C'est par le biais de l'amour entre eux deux, finalement assumé à égalité, que Kieslowski, au regard jusque-là froidement cynique, offre une porte de sortie inespérée à des personnages piégés par leurs ambitions matérielles. En sauvant ainsi de manière presque miraculeuse Karol et Dominique – la scène n'était pas initialement prévue dans le film –, il nous donne une leçon aussi belle et limpide dans sa forme (un simple champ/contrechamp, sans paroles) que dans le propos qu'elle véhicule : l'importance du contact humain, voire même sa nécessité dans un monde où il n'y a plus rien d'autre à quoi se raccrocher.

Blanc : 08/10

Cette importance du contact humain porte un autre nom : la fraternité, thème du dernier long-métrage, Rouge. À la vision de celui-ci, on ne peut s'empêcher de penser qu'il s'agit de l'apothéose de la trilogie, de ce vers quoi Kieslowski tendait depuis le début. Déjà bien présente – voire même prédominante par moments – dans les deux premiers films, la notion de fraternité est en effet traitée ici avec un style dénué de toute fioriture (l'esthétisme de Bleu, l'humour de Blanc), qui prouve son importance aux yeux du metteur en scène. Il n'y a d'ailleurs pour la première fois de la trilogie pas un seul, mais deux personnages principaux : Valentine, jeune mannequin pleine de vie et de générosité, et un juge d'instruction à la retraite, misanthrope et mystérieux (on ne saura jamais son nom), qui passe ses journées à espionner les conversations téléphoniques de ses voisins.


Le hasard va faire se rencontrer ces deux personnes qui, comme tout le monde, cachent leurs blessures intimes derrière les excès de leurs comportements respectifs. Rouge tire sa force de sa grande simplicité : Valentine et le juge sont deux personnes normales, interprétées comme telles par Irène Jacob et Jean-Louis Trintignant. Et leur rencontre, bien qu'incongrue, n'a elle non plus rien d'exceptionnel. Le récit s'articule autour de trois longues scènes de discussions entre les deux personnages, qui vont peu à peu apprendre à se connaître et à s'apprécier, la vitalité de l'une s'enrichissant de l'expérience de l'autre et inversement. Kieslowski réussit à mettre sa mise en scène au diapason de cette fluidité de ton ; en effet, au lieu de surligner les signes qui parsèment les existences de chacun des personnages, sa caméra les suit, à l'image de ces grands travellings à la grue qui relient l'appartement de Valentine à celui de son vis-à-vis, de la même manière que leurs chemins parallèles vont finir par se rejoindre.


De manière apaisée, presque tranquille (Rouge suit un rythme très posé mais sûr de lui), Kieslowski montre dans un même grand mouvement limpide l'incapacité de l'homme à maîtriser son destin et le bénéfice qu'il a à ne pas pour autant se refermer sur lui-même. Car puisque nous sommes de toute façon influencés par les gens qui nous entourent (les métiers des deux personnages principaux permettent à Kieslowski d'en donner une fort belle démonstration à partir d'exemples tout simples), autant profiter de cette interdépendance pour s'ouvrir aux autres et apprendre d'eux de quoi rendre nos vies plus accomplies, plus supportables malgré les coups du sort. Ce qui fait l'importance de ce film – et de la trilogie de Kieslowski dans son ensemble –, c'est cet optimisme intarissable et humaniste ; ce qui en fait la beauté, c'est le talent du metteur en scène polonais pour faire passer cette idée avec tant de finesse et de simplicité.


Rouge : 09/10

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