Critique : Luis Buñuel - Le charme discret de la bourgeoisie + Le fantôme de la liberté + Gran Casino

Erwan Desbois | 22 décembre 2005
Erwan Desbois | 22 décembre 2005

Le charme discret de la bourgeoisie représente sous certains aspects la version moqueuse et acidulée du Journal d'une femme de chambre : une charge virulente contre la décadence et la morgue de la classe bourgeoise, mais dans laquelle Buñuel a troqué l'angoisse alarmiste du film avec Jeanne Moreau contre la légèreté de la satire. Bien qu'il lui ait valu l'Oscar du meilleur film étranger (en 1972), Le charme discret de la bourgeoisie se situe quelque peu en deçà d'autres œuvres du réalisateur – à l'image du coffret dont il fait partie dans cette rétrospective en trois volumes, et qui lui associe un film expérimental plus difficile d'accès (Le fantôme de la liberté) et le premier long-métrage mexicain de Luis Buñuel (Gran Casino).


Cela n'empêche pas Le charme discret de la bourgeoisie d'être un film de haut standing, mettant en scène avec virtuosité une fabuleuse galerie de personnages. Trois couples se partagent le haut de l'affiche autour d'une trame scénaristique de la plus haute importance – parvenir à dîner tous ensemble, malgré des aléas plus ou moins sérieux et plus ou moins imaginaires. Le récit prend donc la forme d'une suite de saynètes, au cours desquelles nos bourgeois de héros apparaissent plus pathétiques qu'autre chose. Successivement méprisants (car capables de s'imposer dans une auberge fermée car le propriétaire vient de mourir) et lassés de tout (des récits horribles de meurtres et de cauchemars ne leur soutirent aucune réaction particulière), ils ne comprennent en effet rien à rien et ne font preuve d'aucun bon sens. Vivant dans un univers à part avec des règles à part (un univers où, par exemple, la valeur d'un homme est jaugée à sa façon de boire un dry martini), ils semblent se nourrir uniquement de peurs imaginaires pour tromper leur ennui.


La paranoïa est en effet leur principale occupation : peur d'être assassiné (qu'il y ait ou non une raison de le croire), mais aussi peur d'être démasqué en tant qu'imposteur. Toute la perversité de Buñuel consiste à placer ces deux angoisses apparemment sans commune mesure sur le même plan ; l'un des dîners ajournés est ainsi un cauchemar dans lequel le repas se déroule sur une scène de théâtre, sous les yeux d'un public hostile qui force les protagonistes à assumer leur incurie. Plus que la privation de leurs privilèges, c'est pourtant bien la mort que ces derniers devraient craindre tant elle est omniprésente autour d'eux – dans les récits que d'autres personnages leur font, et même dans leurs propres rêves, qui s'achèvent toujours dans les circonstances violentes et tragiques qu'ils cherchent si désespérément à évincer de leurs vies. Seul Don Rafael (Fernando Rey), ambassadeur faisant partie d'un trafic de drogue très organisé – un sujet en or dont l'on peut regretter qu'il ne soit qu'effleuré par le scénario – et harcelé par des terroristes, semble plus en phase avec la réalité ; mais lui aussi sera rattrapé au final par sa lâcheté et sa mesquinerie.


Pour être au diapason de ce jeu de massacre orchestré par Buñuel, les acteurs (Jean-Pierre Cassel, Bulle Ogier, Paul Frankeur…) s'en donnent à cœur-joie en surjouant juste ce qu'il faut – mais leurs personnages ne sont-ils pas eux-mêmes des comédiens se faisant passer pour ce qu'ils ne sont pas ?


Le charme discret de la bourgeoisie : 08/10

L'immense succès du Charme discret de la bourgeoisie permit à Buñuel et Carrière de s'aventurer plus loin encore dans l'expérimentation sur les mécanismes cinématographiques, la mise à mal de la logique et « la célébration du hasard » pour reprendre le titre du documentaire qui accompagne Le fantôme de la liberté (1974). Après le cauchemar de la répétition sans issue qu'était le long-métrage précédent, celui-ci part en effet explorer l'extrême inverse : un récit qui avance en permanence, sans garde-fou ni direction précise.


Ce qui en découle est une expérience rarissime, quelque part entre la bravade (« jusqu'où pouvons nous aller ? ») et la leçon didactique de cinéma. Le film n'est plus une fin en soi (avec une histoire à raconter, un thème, des personnages récurrents), mais un moyen de mettre à mal les limitations présumées du septième art et de les supplanter par les capacités cachées qu'il recèle. Allant à la fois partout et nulle part, l'œuvre devient en conséquence son propre sujet. Il n'y en a en effet pas d'autre, car le scénario du Fantôme de la liberté ne s'arrête jamais plus de dix minutes sur un même personnage ou une même situation, et met à chaque fois l'arrière-plan d'une scène au premier plan de la suivante.


Ce système de « marabout – bout de ficelle » apparaît par exemple dans la transition suivante : un satyre offre à une jeune fille des photos obscènes. Lorsque celle-ci les montre à ses parents, le récit va quitter cette intrigue pour s'intéresser aux rêves du père, qui le mènent chez un psychanalyste dont l'assistante demande un congé exceptionnel pour se rendre au chevet de son propre père, et ainsi de suite. La séquence du satyre contient également l'autre principe du Fantôme de la liberté : l'abolition des contraires et de la raison logique. Les images présentées à l'enfant sont à la fois scandaleuses – d'après les réactions des adultes – et pourtant parfaitement inoffensives si l'on en croit nos yeux, puisqu'il s'agit de banales cartes postales de monuments historiques, parmi les plus neutres et inexpressives qui soient.


Ce fonctionnement par juxtapositions (entre autres exemples, on peut citer celui d'une fillette portée disparue alors qu'elle est présente en chair et en os ; ou encore un préfet de police personnifié par deux hommes bien distincts) fait imploser l'ordre communément admis des choses. Il peut en cela dérouter et provoquer le rejet – il est plus difficile d'adhérer à un film sans suspens ni héros –, ou bien fasciner. Car grâce au pouvoir du cinéma (artificialité du montage, toute puissance du réalisateur qui impose son regard au spectateur), Buñuel ouvre une brèche dans la réalité, un peu comme il le faisait de manière visuellement explicite dans Un chien andalou en tranchant l'œil d'une femme. En bousculant sans ménagement les conventions sociales, il en dévoile l'absurdité (ou tout du moins l'arbitraire), et démontre qu'en leur présence la liberté de l'homme n'est qu'une illusion – un fantôme.


Après les deux essais grandeur nature et virtuoses que furent ce Fantôme de la liberté et Le charme discret de la bourgeoisie, Buñuel mettra ses expériences scénaristiques au service d'un sujet des plus classiques (une histoire d'amour) pour ce qui sera son dernier film – et son dernier chef-d'œuvre : Cet obscur objet du désir.


Le fantôme de la liberté : 08/10

Comparativement aux longs-métrages précédents, il y a peu à dire sur Gran Casino, le troisième film de ce coffret. Ce film d'exploitation assez quelconque, mi-comédie musicale mi-film policier, serait en effet complètement tombé dans l'oubli si son réalisateur avait été moins prestigieux que Buñuel. Cette œuvre de commande, réalisée à son arrivée au Mexique afin de (re)lancer sa carrière, souffre surtout d'un scénario terriblement mollasson – et qui n'a pas été écrit par Buñuel, donc inutile d'y chercher des thèmes propres au réalisateur.


Gran Casino raconte la lutte entre Don Heriberto, le propriétaire d'une petite concession de puits de forage et le richissime gérant du casino de la ville, Don Fabio, qui cherche à tout prix à lui racheter ses puits et l'empêche par la force et la menace de les exploiter en attendant qu'il cède. Heriberto est aidé dans son conflit par sa sœur venue d'Argentine, Mercedes, et par deux petits truands tout juste échappés de prison, Gerardo et Demetrio. Après une première scène truculente et espiègle qui raconte sous forme de comédie musicale l'évasion des deux hommes, l'histoire s'enlise faute de rebondissements palpitants et de personnages suffisamment développés pour que l'on s'attache à eux.


Dans cette atmosphère maussade, Buñuel s'en sort honorablement en insufflant par sa mise en scène un peu de folie aux séquences chantées (qui ne sont malheureusement pas sous-titrées, à une exception près), ainsi qu'une réelle ambiance de film noir aux passages à suspense. Femmes fatales, meurtres mystérieux et héros solitaire faisant face à un système corrompu sont autant de symboles qui rappellent par instants, grâce à une photographie ténébreuse et à un découpage efficace, les réussites américaines du genre et les mécaniques hitchcockiennes. Pas de quoi sauter au plafond ni rendre l'ensemble mémorable, mais la réalisation permet de regarder avec indulgence un film qui aurait sinon sombré par son indigence.


Gran casino : 05/10

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