Critique : Kwaidan

Patrick Antona | 30 septembre 2005
Patrick Antona | 30 septembre 2005

Lorsque Masaki Kobayashi décide de porter à l'écran quatre récits fantastiques du patrimoine nippon compilés par l'écrivain irlandais Lafcadio Hearn (écrits qui influenceront un certain H.P. Lovecraft), il se livre non seulement à un florilège de tout ce que la mythologie des « fantômes japonais » peut offrir en tant qu'expression métaphorique de la psyché humaine mais aussi une vision conceptuelle et stylisée, usant du cadre du cinémascope et de la photographie couleur comme un peintre userait de sa toile et de son pinceau.


Car si Masaki Kobayashi se sert ici d'histoires surnaturelles pour décrire à nouveau l'ambivalence de la condition humaine où les spectres interviennent au premier plan, soit comme expression d'une rancœur ou d'une déception passée, soit comme révélateur des pulsions négatives chez l'homme, permettant au film d'être vu comme un conte moral, il n'en constitue pas moins un somptueux catalogue d'images, dont certaines d'ors et déjà inscrites dans la mémoire de la cinéphilie mondiale.


Everest du genre « kaidan ega » (« film de fantômes »), Kwaïdan s'articule autour de quatre sketchs à la sensibilité différente mais de qualité quasi égale et dont la recherche picturale ne cesse encore d'émerveiller. Le premier, Les cheveux noirs, commence comme un simple huis clôt théâtral à deux personnages, le samouraï et sa maîtresse, basculant dans son dernier tiers dans l'horreur, la torture psychologique, relevé par un sombre parfum de nécrophilie. Et d'aucun remarqueront que cette histoire a très sûrement été à la base de l'inspiration de Hideo Nakata et de Kiyoshi Kurosawa pour leurs films de fantômes à venir !


Deuxième histoire, La femme des neiges, permet de retrouver l'acteur fétiche du film de samouraï, Tatsuya Nakadai, dans celui d'un colporteur sauvé de la mort par une déesse des neiges et dont la résurrection est liée au pacte qui l'uni intimement à son sauveteur. Ici pas de terreur mais un sketch atmosphérique au graphisme extrêmement stylisé (le ciel en toile peinte arborant des yeux, la forêt aux dominantes rouges) et dont la fin douce-amère montre combien une existence d'homme peut se révéler fragile.


La troisième histoire, Hoïchi sans oreilles, est aussi la plus connue, ne serait-ce que part cette image emblématique de ce bonze dont on recouvre le corps de calligraphie pour qu'il ne soit pas emporté par le démon. S'ouvrant sur un long prologue historique (une bataille navale tournée intégralement en studio accompagnée d'une voix-off façon théâtre « kabuki » construite comme un véritable tableau de maître), l'histoire se poursuit dans un monastère où Hoïchi, aveugle mais musicien de talent, a le pouvoir de séduire les fantômes en quête du souvenir de leur gloire passée. Ici, ce sont les spectres qui sont démoniaques et sujet à la vanité, vivant dans un monde alternatif et illusoire, et qui se vengeront de manière bien cruelle envers celui qui n'oeuvrait que pour la beauté du geste. Dans l'éprouvante scène finale, le réalisateur ne se prive pas pour montrer le point de vue du fantôme agresseur (Tetsuro Tamba lui-même) conférant un angle inédit à cette agression surnaturelle. Indubitablement, Hoïchi sans oreilles est le sketch le plus foisonnant et le plus passionnant de Kwaïdan malgré son rythme plus lent et sa trame sans surprise.


Le dernier sketch, Dans un bol de thé, est celui versant le plus dans « l'exercice de style » avec sa narration à deux niveaux mais dont les histoires finiront petit à petit par se confondre, la première racontant la lutte entre un samouraï et un jeune ambitieux à l'âme démoniaque (le seul tribut du film au genre chambara tellement magnifié par Kobayashi) et la seconde, celle de son auteur qui se pose la question de savoir pourquoi tant de contes sont-ils restés inachevés On retrouve ici un style d'écriture à la H.P. Lovecraft ou Abraham Merritt, avec ces personnages d'écrivain peu à peu victimes par le récit qu'ils sont en train de narrer et dont on ne sait si la menace est réelle ou produit de leur seule imagination. Et Kobayashi de terminer son film sans explication aucune, laissant le spectateur à sa seule interprétation.


Croisement fastueux entre le film de costumes et le drame fantastique, Kwaïdan, au-delà de la perfection visuelle, se révèle être une œuvre à la thématique beaucoup plus complexe, nécessitant ainsi plusieurs visions avant d'en appréhender toute la richesse. Il est à noter que le film remporta le Prix du Jury au Festival de Cannes en 1965 et que Masaki Kobayashi, qui du y mettre tout son argent (le coût du traitement spécial de la photo ayant gravement grevé le budget initial), sera amené à vendre sa maison afin d'éviter la banqueroute ! Mais Kwaïdan demeurera son film préféré et est devenu par la suite source d'inspiration pour Steven Spielberg et Francis Ford Coppola, ainsi que pour Akira Kuroawa, certains passages de Rêves lui devant beaucoup…

Résumé

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