Critique : Hitchcock, le maître du suspense (1935-1936)

Erwan Desbois | 20 juin 2005
Erwan Desbois | 20 juin 2005

Les trente-neuf marches, Quatre de l'espionnage, Agent secret, Jeune et innocent et Une femme disparaît : voilà les cinq films qui composent le coffret « Hitchcock, le maître du suspense » édité par TF1 Vidéo. Ce coffret complète donc le panorama offert sur la période anglaise du réalisateur par les trois volumes de la collection « Premières œuvres d'Alfred Hitchcock » éditée par StudioCanal, panorama auquel il ne manque parmi les films importants que la première version de L'homme qui en savait trop. De par sa cohérence temporelle et son accessibilité, le coffret testé ici s'adresse plus au grand public et pas uniquement aux cinéphiles passionnés de Hitchcock. Les cinq films ont en effet été tournés à la suite par Hitchcock, entre 1935 et 1938, et représentent la quintessence de cette première période de sa carrière, à savoir un mélange de suspense, de romantisme, d'aventures et d'humour exquis équilibré à la perfection.

Les trente-neuf marches
Les trente-neuf marches peut être vu comme une première version de La mort aux trousses – mais en rien comme un brouillon tellement cette première tentative est une exceptionnelle réussite, et sûrement son chef-d'œuvre anglais. Cette course-poursuite endiablée ne repose que sur les deux informations délivrées dans la scène d'ouverture au cours de laquelle le héros, Richard, est abordé par une jeune femme du contre-espionnage : tout d'abord, que celle-ci est poursuivie par deux hommes travaillant pour une organisation terroriste dirigée par un homme à qui il manque une phalange ; deuxièmement, qu'elle a rendez-vous quelque part en Écosse pour empêcher le vol d'un secret militaire (le fameux « McGuffin » cher à Hitchcock, à savoir la notion vitale pour les protagonistes du film mais sans intérêt pour le spectateur). Cette mystérieuse espionne est assassinée dans la nuit, et Richard se voit obligé de prendre la fuite, traqué à la fois par la police qui le croit coupable du meurtre et par les terroristes.


La règle d'or appliquée par Hitchcock dans Les trente-neuf marches est de ne jamais laisser retomber le rythme, en transformant toutes les situations traversées par le héros en sources de danger. La photo de Richard est ainsi diffusée dans le journal lu par les hommes partageant son compartiment de train ; puis c'est le fermier chez qui il trouve refuge qui le soupçonne de vouloir séduire sa femme et n'hésite dès lors pas à le dénoncer aux policiers, et ainsi de suite. La tension est constamment présente grâce au principe de ne donner au spectateur que les informations dont dispose le héros, et c'est ainsi que notre stupeur est à l'image de la sienne lorsque le piège se referme sur lui une fois arrivé au point de rendez-vous en Écosse.


Dans la seconde moitié du récit, Hitchcock réalise un étonnant virage à cent-quatre-vingt degrés en transformant la tension policière en tension érotique entre les deux héros de cette aventure, Richard et la blonde Pamela à laquelle il se retrouve – littéralement – menotté. Le film devient alors une comédie romantique particulièrement mouvementée digne des meilleures screwball comedy hollywoodiennes, avec deux protagonistes se détestant le plus cordialement du monde avant de tomber amoureux l'un de l'autre. Le charisme des deux acteurs (Robert Donat et Madeleine Carroll en précurseurs de Cary Grant et Eva Marie Saint) joue à plein, et leurs performances s'intègrent à merveille dans le mélange d'action palpitante (les grandes séquences épiques dans la lande écossaise ou au London Palladium sont de véritables morceaux de bravoure) et d'humour distancié (le décalage exagéré entre les mentalités des habitants de la ville et de la campagne) concocté par le réalisateur.


Les trente-neuf marches emporte définitivement l'adhésion du spectateur grâce à sa construction scénaristique parfaite, qui fait s'achever le récit de la même manière qu'il a débuté : par une représentation mouvementée de Mister Memory (un homme qui a emmagasiné dans sa mémoire des quantités astronomiques d'informations en tous genres) au London Palladium. Le monde du spectacle, omniprésent dans l'œuvre de Hitchcock, lui offre à nouveau une scène finale d'anthologie, et en particulier un dernier plan qui résume à merveille l'esprit du film : alors que le secret militaire nous est enfin dévoilé, il est noyé tant sur le plan visuel (les mains de Richard et Pamela qui se rejoignent au premier plan) que sonore (un show de music-hall qui démarre sur la scène du Palladium), prouvant une dernière fois l'inanité du McGuffin et la maîtrise inégalable des règles du suspense dont fait preuve Hitchcock.

Les trente-neuf marches : 09/10

Quatre de l'espionnage

Ainsi que le titre l'indique, Hitchcock s'est à nouveau emparé du thème de l'espionnage comme toile de fond pour ce film. Cette fois-ci, le héros est toutefois au cœur de l'action, puisqu'il est embauché contre son gré par les services secrets britanniques (qui l'ont fait officiellement mourir pour l'occasion) pour mener à bien une affaire de contre-espionnage et tuer un agent ennemi. Hitchcock fait preuve d'un humour typiquement anglais dans ce film, tant dans les dialogues (à un responsable des services secrets qui lui demande « Aimez-vous votre pays ? », le héros répond du tac au tac « Je viens de mourir pour lui ! ») que dans les situations. Le héros n'apprend en effet qu'on lui a assigné pour sa mission une épouse qu'une fois arrivé sur les lieux, et sa première rencontre avec elle a lieu alors qu'elle est en pleine discussion avec un autre prétendant.


Hitchcock pousse le goût de l'incongru jusque dans ses choix de casting, en particulier celui d'offrir à Peter Lorre (l'assassin de M le maudit) un rôle de « sidekick » délibérément caricatural et exubérant. Cette décontraction générale est à double tranchant et se retourne contre le trio principal lorsque le métier d'espion ne consiste plus seulement à jongler avec insouciance entre les messages codés et les fausses identités, mais également à tuer. En les faisant se tromper de cible (ils éliminent de sang froid un innocent en le confondant avec l'agent ennemi qu'ils traquent), Hitchcock fait soudain basculer le récit dans le drame, et dénonce avec une ironie grinçante l'aspect dangereusement ridicule et arbitraire de l'espionnage et plus généralement de la guerre – le train dans lequel se déroule la séquence finale est l'objet d'un bombardement aveugle de l'aviation britannique alors même que des agents anglais se trouvent à bord.


Même si l'on peut regretter qu'Hitchcock n'aille pas jusqu'au bout de la noirceur du propos (le film se termine sur un semi happy-end), Quatre de l'espionnage est une œuvre d'une complexité et d'une profondeur inattendues, qui la rendent particulièrement intéressante au sein de la filmographie du réalisateur. Un film d'autant plus recommandable que ce ton différent n'affecte en rien la présence de grandes scènes de suspense : le meurtre du faux agent et la scène de poursuite dans une immense fabrique de chocolat (le récit se déroule en Suisse…) tiennent le spectateur en haleine en créant une tension palpable par la simple utilisation du montage et des effets sonores.

Quatre de l'espionnage : 07/10

Agent secret

Agent secret (le titre original du film est « Sabotage », mais le scénario est l'adaptation d'un roman de Joseph Conrad intitulé « Secret agent », ce qui prête souvent à confusion) est l'un des rares ratages d'Alfred Hitchcock si l'on ne considère que les films sur lesquels il a eu un contrôle total, c'est-à-dire depuis L'homme qui en savait trop. Le film souffre principalement du profond décalage entre la profondeur du roman et la relative futilité du long-métrage qu'en a tiré Hitchcock.


Les personnages décrits par Conrad et repris dans le scénario sont en effet tous troubles, loin du manichéisme habituel (et efficace) des thrillers hitchcockiens. Le méchant n'est qu'un rouage d'une organisation terroriste qui agit contre son gré et est dès lors plus une victime qu'un criminel sans remords ; face à lui, le héros est un flic infiltré qui n'hésite pas à manipuler à son insu la femme du méchant (le personnage central du film) afin de mieux atteindre son mari. Les ficelles habituelles du réalisateur (l'apparition d'une relation amoureuse entre le héros et l'héroïne, par exemple), appliquées ici à l'identique, ne peuvent alors fonctionner. D'autant plus que le terrorisme qui donne lieu aux sabotages du titre anglais (une coupure générale d'électricité sur Londres dans la scène d'ouverture, puis plus tard un attentat à la bombe qui représente le point culminant de l'histoire) est plus qu'un simple « McGuffin » comme cela est d'habitude le cas chez Hitchcock : il influence profondément la vie de tous les personnages, et mènera jusqu'à la mort d'un enfant innocent (le frère de l'héroïne).


L'intérêt du scénario est que tous les personnages cités précédemment portent une part de la responsabilité de cette mort tragique ; mais pour traiter cela, il aurait fallu bien plus que les quatre-vingt minutes que dure Agent secret – surtout quand quinze de ces quatre-vingt minutes sont consacrées à deux scènes de suspense purement cinématographique qui n'apportent rien en termes de récit. Ces deux séquences (le transport de la bombe par l'enfant, avec des inserts réguliers de gros plans sur des horloges nous rappelant que l'heure de l'explosion – que l'enfant ignore – approche irrémédiablement, et le meurtre du méchant par l'héroïne qui suit) sont de véritables leçons de mise en scène que tout apprenti réalisateur se doit d'étudier encore et encore – mais elles ne compensent pas l'impression de bâclé laissée en définitive par le film au regard de son potentiel initial.

Agent secret : 05/10

Jeune et innocent

Après deux films (trop ?) sérieux qui furent autant de semi-échecs, Hitchcock revient avec Jeune et innocent au cinéma de pur divertissement qui a fait sa gloire pour Les trente-neuf marches. Le point de départ est identique : un homme se voit accuser à tort d'un meurtre pour lequel il représente le coupable idéal (il connaissait la victime et était même bénéficiaire de son testament), et doit mener sa propre enquête pour retrouver le véritable assassin tout en échappant aux policiers qui le poursuivent. Sa route croise celle d'une jeune femme espiègle et déterminée (la fille du commissaire), tout d'abord réticente à l'aider mais qui finira bien entendu par être convaincue de son innocence et par tomber amoureuse de lui.


La jeunesse et l'insouciance du couple principal (en particulier de l'actrice, qui avait tout juste dix-huit ans au moment du tournage) annoncée dès le titre semblent avoir déteint sur l'ensemble de la production, pour un résultat bien plus enjoué et léger que Les trente-neuf marches. Les policiers sont des incapables qui passent leur temps à trébucher et à se tromper de piste à suivre, le méchant est beaucoup moins menaçant (la puissante organisation d'espionnage est remplacée par un homme isolé ayant commis un crime passionnel), et les deux personnages principaux sont plus complices que rivaux comme c'était le cas dans Les trente-neuf marches. S'il est donc moins prenant que ce dernier, Jeune et innocent n'en reste pas moins un excellent divertissement, au rythme échevelé et aux multiples péripéties magnifiées comme il se doit par la mise en scène de Hitchcock : une poursuite dans une mine désaffectée ou même une simple partie de colin-maillard se transforment ainsi en des concentrés de suspense pur.


À ce titre, le final du film démontre une maîtrise et un génie cinématographique inouïs. Par un grand travelling traversant l'ensemble du hall et de la salle de bal d'un hôtel pour s'achever en gros plan sur le visage de l'assassin (reconnaissable à son tic – il cligne des yeux de façon incontrôlée), Hitchcock change notre point de vue en nous donnant un coup d'avance sur les héros, qui eux ne connaissent pas l'identité du meurtrier. La tension est donc à son comble dans toute cette dernière séquence que l'on vous laisse découvrir, et qui se conclut à l'image du film : dans un sourire.

Jeune et innocent : 08/10

Une femme disparaît

Une femme disparaît est l'avant-dernier film anglais d'Alfred Hitchcock – et le dernier d'importance, tant Hitchcock renie La taverne de la Jamaïque, médiocre film de commande pour l'acteur-producteur Charles Laughton. Dans Une femme disparaît, le réalisateur pousse à l'extrême la minceur du « McGuffin » et la désinvolture de son traitement : la femme qui disparaît est une gouvernante anglaise qui cache sous ses allures de mamie gâteau sa véritable nature d'espion, et le message secret qu'elle transporte prend la forme d'un air de musique qui lui est transféré par un musicien de rue. La place plus grande qu'à l'accoutumée laissée aux seconds rôles comiques (deux anglais obsédés par l'idée d'arriver à l'heure pour assister à un match de cricket) et le ton très humoristique des scènes de séduction entre le héros et l'héroïne confirment le peu de sérieux mis par Hitchcock dans ce projet.

Qu'est-ce qui a alors pu le pousser à réaliser Une femme disparaît ? Sans doute le double pari technique et scénaristique que représente l'argument du film : une femme disparaît dans un train et personne ne semble se souvenir qu'elle n'ai jamais été à bord, même parmi les gens qui l'y ont croisée. L'aspect formel (la crédibilité des scènes situées dans un train en marche et tournées à l'aide de maquettes et de transparences) est l'occasion pour le réalisateur de prouver une fois de plus sa maîtrise des moyens techniques du cinéma de l'époque.


La réussite est également au rendez-vous pour le défi scénaristique… pendant une partie du récit tout du moins. Hitchcock mène en effet avec brio le mélange de frustration et d'hallucination généré par le gigantesque complot monté à l'encontre des personnages principaux et du spectateur, transformant un sujet casse-gueule en suspense à l'efficacité redoutable. Malheureusement, l'intérêt du film chute irrémédiablement une fois la gouvernante retrouvée et libérée. Le contraste entre le caractère statique de cette dernière partie (le wagon dans lequel se sont réfugiés les personnages est arrêté en pleine voie et encerclé par des soldats ennemis) et l'énergie débordante qui ressort du mouvement constant créé jusque là par le scénario y est assurément pour beaucoup, et empêche Une femme disparaît d'atteindre le même niveau d'excellence que Les trente-neuf marches ou encore Jeune et innocent.

Une femme disparaît : 07/10

Bonus : les caméos d'Alfred Hitchcock dans trois des cinq films de ce coffret (le réalisateur n'apparaît ni dans Quatre de l'espionnage ni dans Agent secret)


Les trente-neuf marches


Jeune et innocent


Une femme disparaît

Résumé

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