L'Armée des ombres : critique résiste, prouve que tu existes

Erwan Desbois | 6 mars 2023 - MAJ : 07/03/2023 10:10
Erwan Desbois | 6 mars 2023 - MAJ : 07/03/2023 10:10

Rarement un titre aura aussi bien saisi le ton d'un film que L'Armée des ombres, l'œoeuvre de mémoire de Jean-Pierre Melville sur la Résistance française pendant la Seconde Guerre Mondiale avec Lino Ventura et Simone Signoret.

DES MORTS EN SURSIS

Tous les personnages de résistants présents dans le récit sont en effet littéralement des ombres, comme si l'Occupation allemande avait transformé la France en champ de morts. L'ambiance du film est à ce titre saisissante. Jean-Pierre Melville a réduit au minimum la présence des couleurs, enveloppant ses personnages dans une lumière gris-bleutée blafarde qui donne l'impression de pouvoir s'éteindre à tout instant, et de ne laisser derrière elle qu'une obscurité totale et définitive. Les sons ont eux aussi été presque complètement étouffés : la musique n'intervient qu'en de très rares occasions, et la plupart des scènes se passent même de bruitages et de dialogues.

 

photoMelville est un des maître à penser de Tarantino

 

La mise en scène de Melville est à l'avenant de cette ambiance crépusculaire. Lorsqu'il s'attaque au tournage de L'Armée des ombres en 1969, le réalisateur a atteint la quintessence de son art et maîtrise à la perfection l'épure formelle qui caractérise son style. Cette épure est ici poussée jusqu'à l'extrême, et fait de la caméra un témoin impassible, qui enregistre froidement les faits d'armes et les dilemmes moraux des personnages sans jamais glorifier ou juger ces derniers. Les mouvements de caméra sont réduits à la portion congrue, ce qui confère encore plus de force aux quelques travellings et zooms présents, qui sont autant de présages de mort d'une rare violence.

A l'image des tueurs à gages et des flics des autres films de la fin de carrière de Melville, les résistants vivent dans la pleine conscience de ce statut de morts en sursis. Leur engagement dans la lutte contre l'Allemagne nazie prend des allures de sacerdoce, en les forçant à abandonner leur identité et leurs liens familiaux – autrement dit, en les faisant disparaître avant l'heure. Même l'usage de la parole semble leur avoir été retiré : les briefings et les réflexions intimes des personnages sont presque toujours exprimés en voix-off, dont la sobriété et l'aspect posé créent une distanciation glaçante entre les héros et leurs actions, comme s'ils étaient devenus des fantômes séparés de leurs corps.

 

photoLino Ventura

 

L'HUMANITE AU COEUR DES OMBRES

Repousser la mort de jour en jour jusqu'à ce que l'épuisement et le découragement vous rattrapent de façon définitive, telle semble être l'unique motivation des personnages de L'Armée des ombres. Les missions qui rythment le film ne sont en effet jamais des actions de sabotage, mais uniquement des sauvetages de compagnons arrêtés par la Gestapo. Melville traite la Résistance du point de vue le plus humain qui soit, en se débarrassant presque entièrement de toute allusion au contexte politique.

Ce n'est d'ailleurs sûrement pas un hasard si la seule partie malhabile du film est celle située à Londres, loin du front et auprès des généraux, comme si Melville lui-même la traitait sans être convaincu de son importance dans la lutte des personnages. Ces derniers sont des hommes et des femmes solitaires mais solidaires, qui se battent pour maintenir en vie leurs idéaux et qui surpassent leurs limites non par orgueil mais car la situation l'exige. L'hésitation de Philippe Gerbier / Lino Ventura au moment de sauter en parachute pour retourner en France depuis Londres est la plus belle illustration de cet héroïsme quotidien et vital tant pour soi-même que pour les autres.

 

photoDes impers et des chapeaux, pas de doute, on est chez Melville

 

Tous les grands noms ayant participé au film, Lino Ventura et Simone Signoret en tête, ont su donner corps à ces personnages, dans des contre-emplois étonnants de retenue et d'intériorisation. Aucun rôle n'est plus important, plus flatteur ou plus protégé que les autres, et chacun d'entre eux aura à faire face au cours du film à la torture, à la trahison ou à la prise de décisions cruelles. En plaçant sur un même pied d'égalité tous les résistants qui apparaissent dans le film, l'épilogue et le générique de fin sont pour Melville l'occasion de rappeler, avec une mélancolie certaine, qu'ils sont tous battus comme un seul homme pour la plus noble des causes. Il leur rend ainsi le plus beau et le plus sobre des hommages.

 

L'Armée des ombres : Affiche officielle

Résumé

Un des sommets du cinéma français.

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commentaires
Starfox
07/03/2023 à 19:40

Quand arrive la musique des dossiers de l'écran, bing la claque qui te fout une angoisse indélébile.

Ankytos
07/03/2023 à 14:18

Rien à redire, c'est vraiment du grand cinéma.
Å ceux qui ne l'ont pas encore vu : jetez-vous dessus.

Faurefrc
06/03/2023 à 21:35

Ah… Melville. Ce mec avait beau être un sale c… c’était quand même un put… réalisateur.
Avec ce film, il signe un nouveau chef d’œuvre, tout en s’éloignant de ses films de gangsters mythiques qui sont le Samouraï et le Cercle Rouge, métrages ayant influencé des générations entières de réalisateurs, de John Woo à Tarantino…

chrcsa
06/03/2023 à 20:36

Alors que la guerre est à nos portes, un film à voir et à revoir. Dans son minimalisme crépusculaire, il porte magnifiquement son message d'humanité. C'est très loin de boursouflure comme Titane et compagnie. Maintenant vaut mieux pas être neurasthénique.

bipbip
06/03/2023 à 20:25

Il faut guetter les films qui passent sur Arte. Dimanche 05/03, la canonnière du yang tse, lundi 06/03; l'armée des ombres; un film sublime que je mets dans la même catégorie que Le vieux fusil. Des films français très rares et d'une immense qualité. Pour l'armée des ombres, je recommande quand même de lire aussi le roman de Joseph Kessel dont est tiré le film. On y perd l' interprétation de Lino Ventura , mais on y gagne la force du style de Kessel. C'est rare, mais le film et le roman sont de grande qualité.

La Classe Américaine
06/03/2023 à 20:12

Bravo EL pour cet article. Effectivement, chef d'œuvre. du Melville pur sang. Rien a redire.

Baretta
03/06/2022 à 20:16

Déjà j'ai le dvd de l'armée des ombres et ce film est un chef d'œuvre.

Des grands film Français ça existe encore exemple de Rouille et d'os, Hors normes, La Terre et le Sang, truands, mesrine, l'ennemie intime, indigène.

L'année d'apres en 1970 on a eu la vague des charlots et autres saloperie comme le genou de claire soit déjà la comédie débile et le film Français ultra chiant (oui Rohmer c'est de la merde c'est des plan fixe avec des dialogues interminable)

Pat Rick
03/06/2022 à 19:10

Un excellent film, un grand film du cinéma français.

Planqué in Vercors
03/06/2022 à 11:35

le premier film de Melville que j'ai vu était "le silence de la mer",déjà il brodait sur ce terme WW2,
tourné avec des bouts de ficelles, avec pas de moyens du tout, j'ai vu dans des archives que le directeur photo de lépoque et Melville galeraient a trouver de la pellicule, tres rare.;pas de moyens pour fair des essais d'exposition etc...pas de repet technique...
à côte , l'armee des ombres passe pour un super productions!
Mais j'ai vu que Melville et Lino s'étaient embrouilléssur le tournage ( Melville a un caractere de chien), Ventura doit grimper dans un train dan sle film et Melville a fait accelerer le train sans le dire à Ventura!
Jamais Ventura n'a vu son film car il l' a boycotté aussitôt
quant à la resistance... pour voir les koll abo qui ont liquidé la France depuis les annes 60, aujourd'hui parader en 2022, on se demande ce qu'ils pensent d'en Haut...

Kynapse
03/06/2022 à 01:24

Vu avant ma vingtaine, mais je n’en garde aucun souvenir.
Je pense que je vais retenter l’expérience maintenant que j’ai un regard plus éduqué.

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