Critique : Gunmen

Eric Dumas | 27 septembre 2004
Eric Dumas | 27 septembre 2004

Parce qu'il ne parvient pas à concilier œuvres personnelles, pourtant remarquées par la critique (aux sujets ambitieux et aux traitements extrêmes, comme son Enfer des armes ou Histoire de cannibales,) et succès commerciaux, Tsui Hark est contraint d'accepter des projets qui ne l'intéressent pas forcément mais qui prouvent ses capacités de metteur en scène rentable. En témoigne All the wrong clues, comédie au succès commercial incroyable et pourtant un peu trop standardisée, qui lui permet d'obtenir, paradoxalement, un Golden Horse du meilleur réalisateur en 1981. Afin d'acquérir une plus grande liberté artistique et prendre place sur le marché hongkongais, il crée en 1984 une société de production, la Film Workshop. Après deux films (Shanghai blues et Peking opera blues), tournés pour sa compagnie dans le but de prouver au monde entier sa valeur, Tsui Hark rassemble autour de lui nombre d'acteurs et de réalisateurs afin de voir un cinéma (son cinéma ?) se développer. C'est dans cet atelier du film que vont pouvoir « s'épanouir » de nouveaux talents (dont John Woo, qui y signera A better tomorrow 1 et 2) et que vont naître de nombreuses extensions du cinéma de Tsui Hark, dont ce Gunmen signé Kirk Wong.

On n'échappe pas à la justice !

Œuvre ressemblant à s'y méprendre aux Incorruptibles (au niveau tant scénaristique que des personnages), le film traite d'une guerre, entre police et pègre, sur fond de contrebande d'opium. Le réalisateur le confesse lui-même : voici la version asiatique du film de Brian De Palma. Adieu Elliott Ness et Al Capone, les nouveaux chefs de bandes sont d'anciennes connaissances de la guerre civile qui secoua Shanghai dans les années trente, et que les circonstances font se rencontrer et s'opposer de nouveau. En utilisant avec habileté les retrouvailles, le film accroît le besoin de revanche des deux camps. Cette vengeance personnelle, même si elle doit emprunter des voies prohibées, est viscérale. Elle s'effectue soit en mémoire des sévices de cette guerre, soit en réparation d'une tuerie faisant perdre à chacun des camps des figures emblématiques et affectives. Les têtes de groupe de chaque camp s'amusent alors à détourner la symbolique de l'emblème policier pour évoquer une justice. Comme dans les westerns, l'insigne prend ici la valeur de l'étoile : le symbole même du droit, de la justice. Tour à tour dans les mains du hors-la-loi ou dans celles du héros, il attribue aux séquences dites une motivation, une justification, s'apparentant à une légitimité des représailles.

En reprenant, sous des costumes typiques de la Chine de cette époque, la trame des Incorruptibles, le film va adopter l'apparence d'un western spaghetti (multiplication des longues focales, des gros plans…). Les caractéristiques formelles et structurelles, propres au genre, vont servir à donner à l'oeuvre un cachet assez détonant. Chevaux et pousse-pousse se croisent sous une pluie de balles permettant au sang de couler à flots. Les ralentis et les cadres mettant en valeur les armes, et les postures et les « gunfight » à foison sont efficaces dans la seconde partie du film. Cependant, s'il donnent à l'ensemble une dynamique évidente, ils ne servent parfois qu'à reproduire des « clichés » stylistiques impersonnels. La musique, malheureusement pauvrement reproduite par un synthétiseur, n'hésite pas non plus à pasticher les partitions si reconnaissables d'Ennio Morricone.

À n'en point douter, le film aura rencontrer de nombreux problèmes de production. Les restrictions budgétaires ne cessant de s'accumuler, le film n'évite pas les raccords qui soulignent les manques de matière et un « rafistolage » scénaristique maladroit et palpable. Les ellipses émaillant la première demi-heure en sont le parfait exemple. Enchaînant aux moyens de raccords douteux et brutaux des séquences de dialogues et des séquences d'actions (sous la forme : séquence dialoguée / transformée en voix off sur fond d'image fixe se défigeant et amorçant / le cœur de la séquence d'action suivante), on a sans cesse l'impression que le film s'est construit sur le banc de montage de David Wu avec les séquences qui ont pu être tournées, et non à partir du scénario.

L'élément qui semblera n'avoir subit aucune altération est le fond mélodramatique. Articulé autour d'un triangle amoureux composé de Jun-Bi, le héros, son épouse, Chu-Chia, et une prostituée, Xiao-Man, qui sert d'indic aux policiers, voilà peut-être la plus grande réussite du film. Alternant retrouvailles, disputes conjugales, analyse de la figure paternelle, malentendus, quiproquos, gestes tendres et violences surprenantes (entre hommes, entre femmes ou des face-à-face hommes/femmes étonnants), le mélodrame atteint son paroxysme dans un final où se mêlent romance et western. Les deux univers, qui semblaient dissociés, se réunissent et donnent, en plus d'une confrontation masculine inévitable, un dénouement poignant au drame amoureux. Si la mise en scène emprunte alors la grammaire si reconnaissable de Brian De Palma (ralentis, goût prononcé pour une tragédie romanesque, retrouvailles se terminant dans des fleurs de sang…), Kirk Wong parvient, à force d'appuyer le trait, à donner à sa conclusion une puissance émotionnelle évidente, dont la personnalité est malgré tout un peu atténuée.

Polymorphe, ce Gunmen mélange les genres avec une osmose évidente : guerre, western, mélodrame, policier… La mise en scène du réalisateur semble tantôt évidente (dans la forme : multiplication des cadres remplis de personnages, constructions graphiques bouchées par des barrières, des barbelés, des grillages ; dans le fond : un discours social représentatif de la pauvreté), tantôt étouffée par la volonté dictatoriale de Tsui Hark, dont les idées et l'omniprésence sur le projet ont été pesantes tout autant que constructives pour le film et tout le cinéma hongkongais.

Résumé

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