Critique : Wassup rockers

Julien Foussereau | 5 avril 2006
Julien Foussereau | 5 avril 2006

Larry Clark appartient à cette catégorie d'artistes capables de naviguer entre l'attirance et la répulsion. De Tulsa, recueil de photos noir et blanc sur les jeunes marginaux camés de sa ville natale, à Ken Park, son dernier film très controversé sur les rapports familiaux, Clark a toujours été séduit par l'adolescent et en tout premier lieu par son enveloppe charnelle. D'abord enjeu esthétique que l'appareil photographique capturait l'espace d'un instant, le corps en mutation du teenager est devenu la cible d'une caméra visant à enregistrer son intense énergie. Seulement, la jeunesse qu'il décrit est à des années-lumière de celle qu'Hollywood nous vend à répétition avec ses teen movies dans lesquels il est entendu que les protagonistes sont adolescents pour rire. Larry Clark filme les corps juvéniles fortement sexués (ce qui lui a valu à maintes reprises de se faire taxer de « pédophile qui s'ignore »), traversés par un nihilisme que la surconsommation de drogue ne fait qu'aggraver.

En ce sens, Kids est une tentative inégale et maladroite de concrétiser ce postulat en réalisant un « thriller de quartier » avec, en lieu et place du méchant, le sida. Il crée néanmoins une base : une ville, un environnement social, une névrose. Elle commence à payer avec Bully dans le sens où Larry Clark parvient brillamment à restituer ce trop plein de liberté juvénile devenu destructeur chez ces p'tits cons middle class de Floride, bien décidés « à buter Bobby » pour tromper l'ennui. Après le suicide d'un de leurs amis, Ken Park déroulait les rapports tendus de trois ados avec un monde adulte incestueux (et légèrement caricatural). Une plongée dans un quotidien ordinairement ignoble dont la seule respiration était une scène finale de triolisme d'une étrange beauté. Elle porte un nom : tendresse. Wassup Rockers développe encore davantage ce sentiment et permet à Larry Clark de livrer enfin un film apaisé.

Le cinéaste reste en Californie et s'installe au cœur d'un des coins les plus chauds de L.A., South Central où l'extrême pauvreté va souvent de pair avec la brutalité sociale (les deux communautés en présence, Blacks et Latinos, ne se supportent pas). Si Clark ouvre à nouveau sa fiction par la mort violente d'un enfant, sa note d'intention se situe avant cette scène, en filmant Jonathan, petit latino de 14 ans. Ce dernier raconte sa passion du skate et pourquoi Milton, son meilleur pote, s'appelle Spermball (pas besoin de traduction !). Pour recueillir cette confession, deux caméras numériques braquées sur lui, une lumière crue, Larry Clark pose les questions et le micro-perche fait des allers-retours dans le champ. Toute la démarche de Wassup Rockers est concentrée dans cet extrait : un véritable numéro de funambule entre la fiction et le documentaire, entre mésaventures cruelles et portrait de groupe. Les impératifs d'un tournage à tout petit budget expliquent le fait que Wassup… soit le film le plus esthétiquement dépouillé de son auteur.

Par contre, ce qu'il perd en cohérence plastique, il le regagne en énergie tant, par leur spontanéité, Jonathan, Kiko, Eddie, Luis et les autres sont peut-être les plus beaux sujets qu'il ait mis en boite depuis longtemps. Sa caméra s'attarde, certes, sur leurs parcelles de beauté non conventionnelle telles les lèvres charnues de Jonathan, l'épais duvet de Spermball, ou les canines pointues de Kiko mais les gosses, très souvent en mouvement, semblent opposer une résistance à la caresse visuelle du cinéaste sur leur corps. Parce que c'est la première fois que les enfants chez Clark ne sont pas des absorbeurs de stupéfiant, ni, pour parler crûment, des machines à baiser. Oui, ils ont parfois un joint à la main, oui, ils ont certainement déjà goûté au plaisir de la chair ( voir cette « nymphettomane » en manque de coucheries). Pourtant Wassup… ne s'y attarde pas. Il va même jusqu'à tourner ces figures bien connues en dérision : Carlos, suicidaire quand il est défoncé, tente de se noyer dans un lavabo et Milton décline l'offre de la Lolita allumeuse et effrayante. Ces enfants trouvent leur bonheur sur leur planche de skate et dans le punk/rock hispanophone. Ils fascinent Larry Clark et nous avec.

D'une certaine manière, c'est le vrai sujet du film : être heureux malgré tout. Dans la première partie, leur look jeans T-shirt serrés post-Ramones marque un refus de se conformer aux canons hip hop (pantalon baggy, survêt' et chaîne en or) qui attire les foudres de la communauté noire du ghetto. La seconde partie est celle où la fiction démarre : l'envie pour nos skaters gratteux de se mesurer au nine stairs de Beverly Hills (prodigieuse séquence où les gamelles s'enchaînent). Changement de décor et crainte bientôt confirmée que l'Amérique WASP va se charger de les bouter hors du ghetto fashion. L'occasion pour Clark d'ébaucher une satire marrante quoique inégale de la blancheur superficielle de ses semblables : un flic ne voyant en eux que des Mexicains (ce qu'ils ne sont même pas) potentiellement fauteurs de troubles, les jeunes blanc-becs jaloux de leur sex-appeal quand ils draguent leurs copines affublées de prénoms de soap (Jade, Nikki), la quadra siliconée et enfin le sale facho à la gâchette facile, vague cousin de Charlton Heston…

D'un jardin à un autre, ils se frottent à un monde aussi hostile et dangereux que celui de South Central. Malgré cela, l'innocence ne semble pas disparaître dans le néant, et c'est peut-être toute la beauté du film. Wassup… a beau commencer et se terminer par une mort, la vie continue et elle reste encore riche en morceaux punk à composer, en asphalte à rider, et en rencontres, comme ce gracieux badinage entre Kiko et Nikki, la plus belle scène du film. Pour la première fois, Clark montre que l'attirance est autant une affaire de mots que de regard. Certes, le jeu de certains semble parfois limité et une dizaine de minutes aurait dû rester sur la table de montage. Toutefois l'appel à la liberté de ces rockers l'emporte largement face à ces menus défauts. Merci Larry !

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