Critique : Qui a assassiné les ombres ? Hacivat & Karagoz

Patrick Antona | 8 mars 2006
Patrick Antona | 8 mars 2006

En ces temps troublés où la question sur la perception de la liberté d'expression dans les pays musulmans demeure un sujet sensible, et où le débat sur la possible venue de la Turquie dans l'Union Européenne reste polémique, la vision d'un film comme Qui a assassiné les ombres ? permettra peut être au cinéphile curieux de juger un point de vue qui lui semble étranger et de s'y confronter. Déjà producteur du film Des bateaux d'écorces de pastèque distribué l'année dernière en France, et réalisateur d'un réputé Où es-tu Firouze ?, uniquement visible lors de festivals, Ezel Akay, réalisateur – acteur très en vogue de la « nouvelle vague » du cinéma turc et qui travaille souvent sous le pseudonyme d'Ezop –, se sert d'un conte médiéval pour illustrer une fable dont le sujet est justement la nécessité de la liberté d'expression dans un contexte troublé, avec ses effets positifs dans l'élévation de la spiritualité, et malheureusement de ses dangers pour ceux qui veulent la manier contre vents et marées.

Dans cette histoire enlevée et colorée avec comme principaux protagonistes le nomade rustique et idolâtre Karagöz (interprété par Haluk Bilginer) associé au fringant et rusé Hacivat (le comique Beyaz à la tchatche impressionnante), Ezel Akay, qui s'octroie au passage le rôle du sultan Soliman, nous permet de découvrir tout un pan d'une histoire orientale peu connue chez nous. Époque troublée où la Constantinople chrétienne n'était pas encore devenue la musulmane Istanbul, où l'Anatolie était divisée en royaumes qui se déchiraient tout en redoutant le terrible envahisseur Mongol, et où coexistaient dans un maelström ininterrompu des peuples disparates comme les Turcomans, les nomades adeptes du chamanisme, les guerriers venus de la Toundra asiatique ou des commerçants juifs. Les péripéties picaresques et rabelaisiennes des deux héros de Qui a assassiné les ombres ? sont la porte ouverte pour la découverte passionnante d'un monde pour qui fait fi de raccourcis qui lui passeront par-dessus la tête faute de ne pas posséder toutes les clés pour appréhender le sujet dans sa globalité.

Possédant un rythme et une énergie qui rappellent étrangement les comédies italiennes au sujet « médiéval » presque similaire (la série des Brancaleone avec Vittorio Gassman, NDR), le film d'Ezel Akay est une ode à l'ouverture sur l'autre, ici symbolisé par Karagöz, mais aussi une mise en garde contre le pouvoir obscurantiste des religions et la versatilité des gouvernants envers leurs sujets. Ainsi, les deux héros, tels des Laurel et Hardy orientaux, passeront du statut d'artistes de rue à celui d'architectes au savoir magique capables d'élever le minaret d'une mosquée en une seule nuit. Certes, la démonstration est parfois brouillonne et verbeuse (le sous-titrage parfois maladroit n'aidant pas la totale compréhension), et le récit tend à s'accélérer dans sa dernière partie dramatique en laissant sur le carreau des personnages qui auraient mérités d'être plus fouillés (le couple régnant sur la Cité). Mais là où Ezel Akay aka Ezop peut toucher le spectateur, c'est par le foisonnement d'une histoire aux résonances universelles, avec cette confrontation culturelle entre deux mondes que tout oppose, et cette lutte d'influence dont seront victimes ceux qui osent dire la vérité, le tout étant saupoudré d'une histoire d'amour a priori impossible. L'objet féminin de la passion éprouvée par le fruste Karagöz n'étant autre que l'amazone chrétienne Ayse Hatun (l'ex-modèle Sebnem Dönmez et actuelle compagne d'Ezop), qui permet d'aborder de manière frontale la question de l'indépendance de la femme dans une société pas très en phase avec ce genre de comportement farouche.

On peut certes regretter qu'à cause d'une possible censure turque, Ezel Akay n'ait pas usé de plus d'audace ou de fantaisie pour éveiller le trouble chez le spectateur occidental, pour qui Orient rime avec Érotisme, mais sa démarche artistique s'appuie, au demeurant, sur un profond respect des styles des orientalistes dans la peinture des décors de son film, nous rendant par là Qui a assassiné les ombres ? visuellement parlant. Il n'oublie pas aussi d'utiliser quelques effets spéciaux pour les apparitions d'un génie (djinn), renouant avec le style des fantaisies orientales qui étaient le pilier du cinéma populaire d'antan, qu'il soit de Turquie ou d'ailleurs. Et même si le dépaysement peut sembler artificiel et que l'on peut déplorer un manque de rythme dans la tenue du récit, s'appuyant en grande partie sur les échanges entre Karagöz et Hacivat, dont certains sont abscons, pour qui ne possède pas tous les tenants, on se laisse néanmoins porter par le souffle comique véhiculé par les deux énergiques interprètes masculins (qui sont des stars dans leur pays) et par le catalogue d'images et de situations inédites qui nous sont offertes. Et puis, ce n'est pas parce que le cinéphile ne dispose pas du référent culturel approprié qu'il ne peut pas dépasser ses a priori et apprécier un film dont la liberté de ton tranche avec d'autres sons de cloche plus inquiétants (comme le succès du « ramboesque » Irak, la Vallée des loups dans la communauté turque en Europe, NDR).

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