Critique : Le Cauchemar de Darwin

Erwan Desbois | 8 décembre 2006
Erwan Desbois | 8 décembre 2006

Vu des pays développés d'Europe et d'Amérique, la perche du Nil est un poisson aux multiples qualités : nourrissant, savoureux, et disponible à un prix relativement modéré grâce à l'énorme quantité disponible. Vu des berges du lac Victoria, source du Nil, berceau de l'humanité et lieu où se réalise cette pêche miraculeuse (ce sont des milliers de tonnes de filets de perche qui quittent chaque jour la Tanzanie par avion), la réalité est toute autre. C'est cet envers du décor qu'est allé ausculter Hubert Sauper, cinéaste remarqué pour un précédent documentaire sur le génocide rwandais (Loin du Rwanda) et fouineur hors pair. La perche du Nil aurait tout à fait pu être remplacée par n'importe quel autre produit phare de la mondialisation (un ordinateur portable, une paire de baskets…), le principe étant de remonter le processus de fabrication et d'acheminement de ce produit, et de lever le voile sur ses à-côtés loin d'être glorieux. Le cas de la perche du Nil est à ce titre édifiant, car le constat qu'il dresse glace le sang d'effroi.

Contrairement aux apparences, les longs-métrages d'Hubert Sauper sont très scénarisés, avec un montage mûrement réfléchi afin de maximiser l'impact sur le spectateur. Le réalisateur ne peut toutefois nullement être accusé de manipulation ou de malhonnêteté. Ce sont en effet quatre années de sa vie qu'il a passées à Mwanza (ville où sont concentrées les principales usines de traitement du poisson) et dans les villages environnants, pour un total de deux cents heures d'images dont il a simplement tiré l'histoire la plus marquante possible. Une histoire principalement basée sur des rencontres, avec ceux qui sont en haut de l'échelle (directeurs d'usine, dignitaires nationaux, commissaires européens chargés du commerce) et ceux, beaucoup plus nombreux, qui sont en bas et qui récupèrent grâce à des emplois plus ou moins directement liés à l'exportation de perche du Nil les rares miettes qui tombent. Qu'ils soient pêcheurs, gardiens de nuit, pilotes d'avion ou prostituées, ils ont tous en commun le fait d'être partie prenante de ce commerce sans jamais profiter ne serait-ce que d'un seul « savoureux » filet de perche.

Cette injustice n'est jamais clairement explicitée par Hubert Sauper. Ses armes sont le non-dit (ou le non-montré), l'ironie grinçante et l'impudeur plutôt que le misérabilisme et la dénonciation pompière et belliqueuse. La quête absolue d'émotions et de coupables que recouvrent ces dernières a en effet pour conséquence perverse de faire oublier les êtres humains qui se trouvent derrière la tragédie politico-économique. Or ces hommes et ces femmes sont tout ce qui intéresse Sauper : ainsi, lorsqu'un responsable d'une usine de traitement du poisson lui annonce avec le sourire que « la perche du Nil a profité à tous », le réalisateur s'empresse d'aller vérifier cette information par lui-même dans les rues de Mwanza et dans les villages avoisinants. Où il ne trouvera que des habitants se nourrissant de carcasses de poissons qu'ils disputent aux mouches et aux asticots, des enfants livrés à eux-mêmes et à la drogue et des populations féminines décimées par le SIDA. La crudité et l'indécence de ces séquences les rendent difficilement supportables, en même temps qu'incontestablement honnêtes quant à l'enfer qui côtoie l'abondance des eaux du lac.

 Refusant toute personnification auditive (voix-off, musique) ou visuelle (omniprésence de l'enquêteur à l'écran) du récit, Sauper s'efface derrière les images. Son but est simplement de poser les bonnes questions, en laissant ensuite le spectateur mener sa propre réflexion. Les seules interventions du metteur en scène dans le récit se font donc de manière discrète, par l'insertion de commentaires ironiques dans les habituels cartons informatifs ou par le « scénario » et le montage. Un travail qui se fait essentiellement par juxtaposition : le bibelot-poisson qui chante « Don't worry, be happy » qu'exhibe fièrement le responsable de l'usine de traitement face à la misère insondable des villageois ; la satisfaction des commissaires européens et des ministres africains concernant le contrat signé pour l'importation de la perche du Nil face aux flashes infos relatant la progression de la famine dans des régions avoisinantes. Sans compter la cerise sur le gâteau qu'est l'opposition entre le comportement infantile et bonhomme des pilotes russes chargés du transport du poisson, et la nature de la cargaison que leurs avions (officiellement vides) amènent en Afrique.

Révélé à mi-film, ce terrible secret boucle le cercle vicieux du commerce de la perche du Nil, mécanisme infernal de par sa perfection clinique – et son absence de coupables précis : les différents « méchants » identifiables au fil de l'enquête n'étant finalement que d'anonymes émissaires de modes de pensée occidentaux tels que l'économie de marché ou le catholicisme. Leur application sans discernement en Afrique aboutit à un désastre, dont le double discours d'un pasteur interrogé par Sauper est une illustration cinglante. L'homme d'église déplore l'extinction à petit feu de son village à cause du SIDA, tout en avouant déconseiller à ses fidèles l'usage du préservatif qui représente un « péché » selon la doctrine officielle émise à des milliers de kilomètres et de préoccupations du lac Victoria…

On le voit, Le cauchemar de Darwin ne vise donc pas à la désignation de boucs-émissaires mais à une prise de conscience collective quant à notre participation – même minime – à un système qui a atteint le stade de l'inhumain. Le succès sur le long terme du film (plus de trois cent mille entrées en salles grâce à un excellent bouche-à-oreille) associé à d'autres phénomènes parallèles comme la percée du commerce équitable peuvent faire espérer que cette prise de conscience est en cours, et que le témoignage d'Hubert Sauper a trouvé l'écho qu'il mérite.

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