Critique : Le Fleuve sauvage

Sandy Gillet | 13 octobre 2008
Sandy Gillet | 13 octobre 2008

Premier film du fameux triptyque américain d'Elia Kazan, Le Fleuve sauvage est aussi curieusement, à l'inverse de La Fièvre dans le sang et d'America, America, le moins connu de sa filmographie, car tout simplement le moins souvent repris en salles ou diffusé à la télévision. Qu'à cela ne tienne puisque, depuis ce mercredi, le voici à nouveau à l'affiche à Paris (bientôt « en tournée » dans certaines grandes villes de province, et en DVD au second semestre 2005 chez Carlotta) dans une copie neuve, restaurant par la même occasion le magnifique Scope Technicolor voulu par le cinéaste.

Œuvre d'une modernité extraordinaire, ce Fleuve sauvage révélait un nouveau Kazan moins engagé, plus en retrait dans ses prises de position et certainement moins soucieux de préserver un réalisme de tous les instants. Son précédent film, Un homme dans la foule, dénonçait, avec une rare virulence, les travers d'une société américaine déjà aux prises avec le pouvoir des médias en général et de la télévision naissante en particulier. Si le constat d'une Amérique vérolée sur ses bases est toujours présent ici, il n'en demeure pas moins cantonné en une toile de fond qui permet à Kazan de développer une formidable histoire d'amour aux bouffées de lyrisme ébouriffantes.
Nous sommes en 1933, c'est le temps du « new deal » et de ses grands travaux étatiques, initiés par un Roosevelt qui tente désespérément de redresser l'économie américaine et de résorber un chômage galopant depuis le crack boursier de 1929. Dans le cadre de la TVA (Tennessee Valley authority), le gouvernement décide de construire un barrage afin de stopper définitivement les crues meurtrières du fleuve Tennessee. Un jeune ingénieur est alors envoyé par Washington pour superviser la fin des travaux dans la vallée et pour tenter de régler au plus vite la vente d'une île occupée par une vieille femme, Ella Garth (Jo Van Fleet, absolument sidérante), et toute sa « famille », bien décidées à rester coûte que coûte sur la terre de leurs ancêtres alors même que celle-ci sera ensevelie par les eaux une fois la construction du barrage achevée.

Les protagonistes ainsi mis en situation, Kazan peut s'attacher à décrire ce qui l'intéresse le plus et qui parcourt, avec plus ou moins d'évidence, toute sa filmographie : l'homme et ses rapports avec autrui. L'ingénieur, interprété par un Montgomery Clift habité et marqué par le poids d'un passé récent dont on ne saura rien, tombe sous le charme (et nous avec) des paysages sauvages et de Carol Garth (Lee Remick, littéralement lumineuse et radieuse dans sans doute l'un de ses plus beaux rôles), fille d'Ella Garth. Le film prend alors un cours en apparence linéaire, mais dont les remous forcent un récit qui en devient passionnant à suivre. Le Scope à visage humain de Kazan va dès lors au-delà des apparences, et fouille les êtres dans leur âme et dans leur tête. Autant la caméra sait rendre compte de la majesté des décors, autant elle sait, tel un œil inquisiteur mais empreint d'une chaleur extrême, rapporter avec force et détails les moindres transgressions des regards, la retenue des passions non avouées ou non assumées, la grandeur et la petitesse de l'âme humaine.

Pour autant, Kazan n'en oublie pas de dépeindre avec soin l'arrière-plan. Ses cadres en Scope, à la profondeur de champ insensé, appuient visuellement cette volonté. Outre, donc, l'opposition entre celle qui défend ses droits individuels et celui qui lutte pour ceux de la collectivité, le cinéaste ne se gêne pas pour exposer la condition des Noirs de cette région du sud des États-unis dans les années trente (symbolisée par cette levée de boucliers des notables de la petite ville quand ils apprennent que les ouvriers noirs percevront, à temps de travail égal, le même salaire qu'un Blanc). Toile de fond en forme de recherche de la vérité (comme l'est tout le cinéma de Kazan) qui lui permet d'appuyer là où cela fait mal, et d'exposer avec violence la méchanceté d'une population qui vit retranchée dans ses certitudes séculaires et son ignorance crasse.

À la vision du dernier plan en forme de happy end illusoire, Kazan ne donne pas son point de vue et ne dit pas où vont ses certitudes, nous laissant avec ses doutes et les nôtres. Il laisse coexister dans son film libéralisme des actes et pensées réactionnaires, préférant appuyer sa non-démonstration par des images de chair et de sang. Toute l'humanité de son cinéma intègre y est ainsi résumée.

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