Babylon : critique à la lumière d’Hollywood

Antoine Desrues | 18 janvier 2023 - MAJ : 20/01/2023 16:15
Antoine Desrues | 18 janvier 2023 - MAJ : 20/01/2023 16:15

Repéré par Whiplash et couronné par La La LandDamien Chazelle s’est rapidement imposé comme l’un des jeunes talents les plus prometteurs du cinéma américain contemporain. Tout en restant fidèle à ses récits sur la place de l’art et des sacrifices qu’il demande, il livre avec Babylon un film titanesque, une folie des grandeurs décadente et extrême portée par Brad PittMargot Robbie et Diego Calva.  

Sexe, drogues et jazz

Il y a dans Babylon une évidence : celle de voir toutes les obsessions de Damien Chazelle concentrées à la fois dans les limites de son cadre – presque impuissant face à la volonté de capter un trop-plein permanent – et dans les remparts métaphoriques suggérés par son titre. Par le prisme d’une longue séquence d’ouverture où les destins se croisent au cœur d’une immense soirée, le cinéaste cadenasse le Hollywood des années 20 dans un espace clos, une cocotte-minute qui ne demande qu’à exploser.  

Là se mêlent, dans une quête de sensitivité totale, les rêves, les aspirations et les désirs de tous, pour mieux transformer l’ensemble en cacophonie qui broie l’individu. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Chazelle retrouve ses vifs panoramiques et ses travellings rapides, comme pour mieux personnifier l’ogre hollywoodien, qui ne s’attarde sur rien, et laisse tout le monde, à un moment ou à un autre, sur le bord de la route.  

 

 

D’un plan large spectaculaire sur la fête, un mouvement suffit pour que le cinéaste le mute en un gros plan sur une trompette, à la manière d’un trou noir prêt à nous aspirer. L’image est lourde de sens, et d’aucuns pourront la trouver grotesque à l’aune d’une œuvre qui s’attarde une nouvelle fois sur la transition de l’industrie vers le cinéma parlant. Sans grande surprise, le film se concentre sur la chute inévitable d’une partie de ses icônes, ici représentées par un acteur installé (Brad Pitt, impérial), une jeune actrice talentueuse (Margot Robbie, plus envoûtante que jamais) et un homme à tout faire qui va gravir petit à petit les échelons (la révélation Diego Calva). 

Or, c’est justement ce qui passionne le jeune auteur : la vulgarité inhérente à son sujet, dans ce parangon de liberté foutraque que furent les années folles. Entre le western et le film de guerre, Chazelle filme le désert californien comme une énième frontière à repousser, et le théâtre de véritables batailles, où les tournages se multiplient en simultané. Tout ça pour quoi ? Pour la perfection d’une larme qui coule à la seconde près, ou pour le hasard d’un papillon qui se pose sur une épaule en plein coucher de soleil. Une beauté éphémère, en accord avec ceux qui en sont les responsables, balayés à leur tour d’un revers de main.

 

Babylon : photo, Brad Pitt, Diego CalvaJean Dujardin dans The Artist

 

Another day of Sunset Boulevard

S’il est débattable de voir dans l’arrivée du parlant un appauvrissement de la grammaire du cinéma, il est incontestable que le muet a transcendé le rapport de la caméra au corps, et Babylon tend à reproduire cet appétit pour le charnel, épaulé par la texture du 35mm si chère à son réalisateur. Hollywood digère et recrache ceux qui choisissent d’entrer dans son temple, et c’est aussi ce que font les personnages dans un mouvement constant d’expurgation, que ce soit par la sueur, le sang, le vomi, ou même l'excrément d’éléphant.  

Le long-métrage suinte littéralement sous la chaleur du soleil californien, et Damien Chazelle en tire certains de ses plus beaux morceaux de bravoure, quitte à accepter de laisser une bonne partie de ses spectateurs sur le bas-côté. Babylon pèche par excès de zèle, mais il a le mérite de ne pas faire de prisonniers, et pousse dans ses retranchements sa dimension hystérique, portée par la musique aussi brillante qu’entêtante de Justin Hurwitz. Impossible pour cela de ne pas s’attarder sur la meilleure scène du film : un premier tournage parlant catastrophique, sorte de relecture sous amphétamines de Chantons sous la pluie, où la répétition des plans, des gestes et des paroles finit par rendre fou.  

 

Babylon : photo, Diego Calva, Lukas HaasQuand tu termines ton court-métrage étudiant

 

Le cinéaste est d’ailleurs conscient du poids de ce modèle, qu’il investit ouvertement comme un miroir déformant, preuve que l’histoire du cinéma ne cesse de se réécrire. Pour évoluer et se redéfinir, l’usine à rêves a besoin de tout casser. Là réside le cycle permanent d’une industrie qui fonctionne par à-coups et autres transitions difficiles, dont seule une poignée d’élus ressort grandie, avant de transformer cette trajectoire en histoire triomphale. 

Babylon en devient un film flamboyant sur les oubliés de l’histoire, et ceux qui ont essuyé les plâtres pour que d’autres récoltent les lauriers. On y retrouve toute l’ambiguïté déchirante du cinéma de Chazelle, qui reproduit dans un mouvement nostalgique une sorte d’émoi de la première fois, mais pour mieux capturer un désenchantement.  

 

Babylon : photo, Tobey MaguireBully Maguire is back

 

La La Land était déjà construit sur cette même dichotomie, sur un amour sincère des comédies musicales d’antan, tout en admettant son inadéquation dans ce Los Angeles contemporain. De la même manière, Babylon dépeint une soif pure de l’art, tout en la contrastant avec une quête de gloire plus intéressée, où l'ego et le système finissent toujours par pervertir les idéaux.  

Si le cinéma fige le temps, ceux qui le fabriquent ne peuvent que constater leur effacement inévitable et progressif, souvent marqué par les regrets. Il faut accepter, résigné, de n’être qu’un infime bout de chair dévoré par ce monstre qui nous survit. Alors, comme le montre l’une des plus belles scènes du film, il faut profiter tant qu’on peut de la lumière des projecteurs, avant qu'elle ne s’éteigne. 

 

Babylon : Affiche française

Résumé

Avec Babylon, Damien Chazelle signe son magnum opus. Un film excessif, dément et courageux, qui regarde Hollywood droit dans les yeux pour en scruter les abîmes... et la lumière.

Autre avis Geoffrey Crété
Beaucoup de bruit et peu de fureur pour pas grand-chose. Babylon déroule un récit ultra classique autour de personnages-marionnettes qui ont à peine le temps d'exister. Seules lumières dans le tunnel : quelques très belles scènes, loin du sulfureux à deux balles et du final gentiment poseur.
Autre avis Mathieu Jaborska
Jouissif quand il étale ses excès, lourdingue quand il s'évertue à chroniquer une énième fois la fin du muet et très intéressant quand il décrit l'établissement sous-jacent du code Hays, Babylon énerve et émerveille à la fois. En revanche, la bande originale dantesque de Justin Hurwitz et la première heure justifient largement le déplacement.
Autre avis Judith Beauvallet
Un point et demi pour l'idée de montrer l'envers tragique du décor de "Chantons sous la Pluie". Zéro point pour Robbie qui fait encore du Harley Quinn, pour Pitt en énième salaud derrière lequel les femmes ne sont que d'anonymes mégères qui cassent des assiettes, pour cette absence totale d'émotion et l'incapacité à parler du cinéma en lui-même.
Autre avis Alexandre Janowiak
Damien Chazelle confondant (à dessein ou non) décadence et outrance, son Babylon jongle âcrement entre le majestueux et le vulgaire, le précieux et le négligé. Heureusement, les furieux soubresauts l'emportent toujours sur les fautes de goût, et donnent naissance à une expérience de cinéma hors-norme, voire miraculeuse.
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Lecteurs

(3.6)

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commentaires
steve
04/12/2023 à 21:35

"Wiplash" m'avait laissé un petit arrière goût mais je m'étais dit que le réal avait du potentiel.
"La la land", je n'étais pas rentré dedans mais je m'étais dit que le réal avait toujours du potentiel.
Celui là, je l'ai regardé un peu à reculons, ce sujet ayant été maintes fois traité mais alors, LA CLAQUE!
Ca y est, le mec a explosé son potentiel !! Grand grand film, grands grands acteurs !! (ne pas oublier Tobey Maguire!) Merci Mr Chazelle;;;

Mathilde saumon Simon
07/09/2023 à 07:46

Si c'est un film français il prend 7 tellement c'est bien, pas loin du Loup de wallstreet.
Et Pitt excellent et misogynie évidemment vu l'époque !!!!!!

DjFab
25/04/2023 à 23:53

Pas accroché du tout, dommage, j'avais adoré La La land !

cepheide
20/03/2023 à 22:52

Un grand film sur le cinéma aussi beau qu écoeurant, aussi vulgaire que subtil.il m'a beaucoup touché.

Slater-IV
12/02/2023 à 21:26

Vu hier soir, à l'arrache, sans avoir une réelle idée de ce que j'allais voir. Première surprise, à 5 minutes du commencement, je réalise que le film allait durer 3h10. Ouch. Si j'apprécie au plus au plus point Whiplash et son final d'anthologie, mon souvenir à propos de Lalaland était relativement plus mitigé, notamment concernant son rythme.

Chazelle allait t'il pouvoir me captiver ainsi que le public pendant un peu plus de 3h ?
Premier indice encourageant, la salle était pleine. Le film commence. Au bout de 5 min, la salle s'est déja esclaffée 2 fois. Au bout de 30 min, une femme de 60 ans, devant moi, rit à gorge déployée en rajoutant "qu'est ce que c'est que ce film de fou ?".
A une heure 30, la salle entière rit en cœur lors de la scène cultissime du "son". Une heure plus tard, le public retient son souffle durant une séquence mélangeant suspense et humour avec une virtuosité insolente.
Au bout de 3h (et 15min légèrement trop longues), on ressort de la salle galvanisés, en train de digérer la densité du chef d'œuvre que l'on vient de voir.

Pour résumer ? Un film imparfait, trop généreux pour son propre bien, excessif et outrancier, mais qui a su fédérer l'ensemble autour d'un univers éblouissant et fantasmé pendant plus de 3h. Du vrai cinéma populaire qui fait vraiment plaisir :).

Flo
09/02/2023 à 13:52

@Kyle Reese
C'est pas la version définitive (il manque quelques détails)... celle-là elle est plus sur Youtube.

Kyle Reese
06/02/2023 à 00:15

@Flo

Très belle analyse. ;)

Flo
03/02/2023 à 12:44

Petite correction sur mon analyse :
c'est plutôt "Rien de ce que Chazelle va raconter, ou plutôt montrer, qui n’ait déjà été fait avant."

Kyle Reese
31/01/2023 à 18:23

J'en reviens et ... fabuleux, fabuleux ... fabuleux. Chazelle a touché en plein cœur l'amoureux de cinéma que je suis depuis mon enfance. Ce film est dingue, ahurissant, éblouissant, hypnotisant, sensationnel, incroyable, beau, triste, fou, hystérique, tendre, émouvant, juste, envoutant, étourdissant ... tout simplement un grand film, un très grand film, je le place dans la case chef-d’œuvre direct pour le moment. Voilà c'est dit c'est fait. La performance des acteurs est dingue, Pitt parfait de justesse et une rare émotion à la fin que je ne lui avais pas vu depuis ... je sais pas. Margo Robbie ... Margot Robbie, Margot Robbie quoi. La reine de la fête, putain comment je l'aime cette actrice c'est dingue. Elle se donne comme personne, on ne peut qu'être admiratif. Et Diego Calva, LA révélation, absolument parfait, d'une grande justesse, magnifique interprétation. Enfin tous les acteurs sont top.
La mise en scène est folle mais d'une manière tellement bien faite qu'on s'en aperçoit même pas. On est aspiré dans ce tourbillon de fête, de couleurs, de musique, de vie, de drame, de burlesque, de cris, de joie, de tragie-comédie, j'ai rarement vécu ça au cinéma sauf chez les plus grands, Scorsese notamment. Ce film fait honneur au cinéma de la plus belle des manières. C'est riche, paltitant, drôle et émouvant, artificiel et profond, c'est ... cinéma, cinémaaaa comme le disait fortement Benoît Poelvoorde dans C'est arrivé près de chez vous. Bref vous l'avez compris ce film est énorme, j'ai adoré. C'est absolument génial, et cette musique, bordel, cette musique. Son échec cuisant aux States est une honte pour les américains qui ne savent pas ce qu'ils perdent en n'allant pas voir un tel film. Et pas de nomination en tant que meilleur film ou réalisateur aux Oscars.... pfff. Je sais que la France lui fait la fête, et ben tant mieux, et pourvu que ça continu encore et encore, jusqu'au bout de la nuit. Mon premier film de l'année au cinoche, ça ne pouvait pas être mieux. Bravo Damien Chazelle, vraiment bravo !

Flo
31/01/2023 à 12:23

("By the rivers of") "Babylon"...

Il est de retour, l'homme qui observe les performeurs américains (musiciens, acteurs, astronautes porte-drapeaux) à coup de grande mise en scène hollywoodienne énergique - c'est son côté américain...
Tout en montrant dans la foulée toutes les hypocrisies et tous les sacrifices qui ont nécessité, refusant "d'imprimer plutôt la Légende" au profit du pragmatisme le plus mélancolique - c'est son côté français.
Toujours pareil : rythme pulsatif, plans-séquences renversants, Jazz enveloppant, violence des sentiments et des corps, puis moments de creux très prévisibles avant de finir en fanfare donnant la Clé de ses intentions. Mais, comme si le fait d'avoir fait depuis une série ("The Eddy") l'avait stimulé, là le temps long est encore plus de mise.

Dans ce cas, il s'agit aussi d'un film qui doit forcément se construire dans l'ombre de beaucoup de films hollywoodiens cultes.
Dans l'ordre chronologique inverse :

- c'est une sorte de "jumeau maléfique" du dernier "Avatar". Même durée, même ambition de grand spectacle assez immersif et sensitif, même rapport au Mythe et à l'immortalité (de Pandore à Babylone), même propension à prendre son temps pour ne pas raconter des choses qui ne puissent être imprévisibles.
Sauf que celui-là est 100 fois plus rugueux, plus malpoli... Et que question liquide, il y a dedans plus d'alcool et de fluides corporels de toutes sortes. :-P
Comment ce film aurait-il pu faire un énorme carton ? C'est impossible, pas quand celui-ci veut présenter aux spectateurs non pas ce qu'ils veulent, mais ce qu'ils ne sont pas sûrs de vouloir voir (tentation quand tu nous tiens, surtout avec un type de scène visuelles qui vont à contre-courant de la Pandémie).
Pourquoi le produire alors ? Le feu vert sera donné, comme à bien d'autres projets à plus ou moins long cours traitant de sujets similaires sur les conteurs et le Divertissement ("Nightmare Alley", "Blonde", "Nope", "The Fabelsman"...), parce-que le Cinéma des années 2010/20 est en mutation. Autant en profiter pour faire une comparaison avec une autre époque connue de grande mutation, du Muet sans foi ni loi au Parlant, plus propre.

- c'est le "cousin" de "Once upon a time in Hollywood". Une chronique sur de petites temporalités, à propos d'un temps perdu, plus libre mais pas si idyllique que ça, bien au contraire.
Évidemment il en partage des acteurs, avec Brad Pitt dans son rôle récurrent de demi-dieu triste prêt à être déchu (Papy lone), et Margot Robbie toujours en poupée irradiante et braillarde (Barbie lone)... Pas de DiCaprio mais ses vieux potes Tobey Maguire - aussi producteur - et Lukas Haas. Ainsi que le candide latino Diego Calva (Baby lone), sosie jeune de... Lukas Haas.
Évidemment, ça va chuter, avec un dialogue "prescient" par Amy Smart trop précis pour être honnête.
Et quitte à ce que le film tombe dans les travers de ce qu'il démontre, puisque en faisant un long-métrage émulant les tournages pharaoniques d'antan à la DeMille/Griffith, des personnages secondaires très intéressants sont aussi bien mis de côté par Hollywood que par le film lui-même. Alors qu'on aurait pû faire des récits rien que sur leurs propres pérégrinations dans le milieu. Qui auraient été encore plus subtils.

- c'est un énième film sur les coulisses artistiques, où le miracle peut émerger d'un travail de con hystérique, avant de se faire démolir à cause du Commerce et des excès.
On connaît ça, de "Les Exploits de Pearl White" au "Dernier Nabab" en passant par (les divers ) "Une Étoile est née"... Rien de ce que Chazelle va raconter, ou plutôt montrer, n'a déjà été fait avant. Et même mieux que ça, surtout quand la mise en scène ralentit son rythme furieux et luxuriant, quoique un peu gratuit à force d'insanités - ça pourrait aussi bien être un film de plateformes.
À ce moment là, quand on sort un peu des bacchanales festives ou cinématographiques (et ses tournages sans la moindre discipline), on tombe plus dans des descriptions, des références, des équivalences, des humiliations et même du crime flirtant avec du film d'horreur dans une longue séquence enfonçant le clou d'une descente aux enfers.
La patience du spectateur est vraiment mise à l'épreuve là. Le pourquoi du comment ne risque pas de nous sauter aux yeux de suite - l'effet qu'occasionne la gestion plus contenue des fantaisies de la Cité, c'est que ça devient encore plus interlope.

Et bien sûr la mention à "Chantons sous la pluie", jusqu'à se confronter à celui-ci d'une façon qui peut apparaître d'abord facile, mais aussi comme une mise en abîme étrange qui intervertirait la chronologie cinématographique pour créer une sorte de Boucle. Avec l'histoire du Cinéma dans son sillage, ce qui paraît un peu trop énorme (et Godardien) par rapport à l'ambition de ce film.
Toutefois sans nier le fait que quand on les met en compétition, ce sont forcément Stanley Donen et Gene Kelly qui gagnent. C'est la création de sentiments exaltants, plus forts que la Réalité, qui effacent les larmes d'amertume.
C'est en ça que tous ceux que Hollywood a broyé et digéré n'auront pas servi à rien, tout prend sens...de manière aussi belle que tragique.

"There the wicked
Carried us away in captivity"

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