Qala : critique d'une malédiction enchantée sur Netflix

Clément Costa | 5 décembre 2022 - MAJ : 05/12/2022 15:22
Clément Costa | 5 décembre 2022 - MAJ : 05/12/2022 15:22

Après le joli succès de son film d’horreur Bulbbul, la réalisatrice indienne Anvita Dutt est de retour sur Netflix avec Qala. Les premières images nous promettaient un habile mélange de drame musical et d’horreur psychologique. Le résultat est une expérience absolument fascinante.

MAESTRO

Il y a peu de choses plus stimulantes pour un cinéphile que d’assister à l’émergence d’un futur grand cinéaste. C’est ce frisson délicat qu’on avait ressenti face à Bulbbul, premier long-métrage imparfait mais passionnant de la réalisatrice Anvita Dutt. On devinait chez elle un talent inné pour un cinéma très esthétique, une mise en scène soignée et intelligente. C’est donc avec un mélange d’excitation et d’appréhension qu’on attendait Qala, son deuxième long-métrage.

Si beaucoup de jeunes talents se prennent le pied dans le tapis après un début prometteur, la cinéaste indienne va définitivement mettre tout le monde d’accord avec son nouveau film. On retrouve avec grand plaisir un cinéma élégant, dans lequel chaque plan mérite un arrêt sur image. Mieux encore, Qala bénéficie d’une mise en scène plus mature. Les effets de style de la cinéaste sont moins criards, bien plus subtils. Plus qu’un simple amour des belles images, sa réalisation gagne en puissance narrative.

 

Qala : photoTout ce qui brille

 

Impossible de ne pas admirer la finesse du découpage, à l’image de ces longs plans qui laissent s’installer la potentielle folie de l’héroïne avec une lenteur vénéneuse. Déjà présent sur Bulbbul, le directeur de la photographie Siddharth Diwan fait des merveilles. Les contrastes entre la neige et l’obscurité, le jeu d’ombres, le travail sur la lumière, tout contribue à faire de Qala un enchantement visuel.

Autre réussite technique évidente, le mixage son impressionne. Même une séquence filmant un pont en chantier devient une symphonie grinçante et dissonante. Anvita Dutt oppose intelligemment les moments musicaux majoritairement intradiégétiques et le silence inquiétant qui bouleverse l’esprit troublé de son héroïne.

Avant de passer derrière la caméra, Anvita Dutt a commencé sa carrière en tant que parolière. Il n’est donc pas étonnant de voir le soin particulier porté aux paroles des chansons. Certains titres rappellent la poésie des plus grandes heures de Guru Dutt. En parallèle, le compositeur Amit Trivedi signe probablement son meilleur album depuis l’immense partition de Bombay Velvet. Mais c’est surtout sur les bascules horrifiques qu’il nous surprend avec des atmosphères sèches et saccadées rappelant le travail de Mark Korven sur The Witch et The Lighthouse.

 

Qala : photoLa musique comme arme de domination

 

L’ORIGINE DU MAL

Avec Bulbbul, Anvita Dutt nous livrait un mélange ingénieux entre littérature bengalie et folklore indien. Ce mariage inattendu créait un équilibre admirable entre pur film d’auteur et conte horrifique. Avec Qala, la cinéaste va puiser son inspiration du côté de la littérature gothique. On retrouve de nombreux codes du genre : un climat glacial, des personnages livides, des gargouilles, des jardins aux formes labyrinthiques, etc.. L’ombre de Mary Shelley et Washington Irving plane sur tout le récit.

Mais là encore, la réalisatrice prend garde à ne pas tomber dans la simple citation académique. Elle se réapproprie une tradition littéraire et la forge à son image. L’identité spécifiquement indienne de son Qala est indéniable, sur la forme comme sur le fond.

 

Qala : photoAux frontières du réel

 

Comme pour son précédent film, Dutt s’intéresse au parcours violent d’une héroïne brisée qui va vivre une forme de métamorphose. La grande différence est que Qala reste dans la métaphore plutôt que de basculer vers un récit purement fantastique. Les visions fantomatiques sont toujours accompagnées d’un doute, une zone trouble entre la potentielle folie de l’héroïne et l’apparition du surnaturel. On ne pourra d’ailleurs que s’émouvoir de la performance spectrale du jeune Babil Khan, qui fait écho au rôle que tenait son défunt père Irrfan Khan dans le sublime Haider.

C’est cependant cette absence de bascule vers le pur conte horrifique qui constitue probablement la plus grosse faiblesse du film. En découle une certaine frustration de voir le récit refuser d’embrasser totalement l’horreur sous-jacente. Mais il manque surtout cette rédemption surnaturelle qui permettait à Bulbbul de s’élever, de ne pas tomber dans un dolorisme total.

 

Qala : photoLa proie d'une ombre

 

DES FEMMES SANS LOI

Derrière Qala, on retrouve également la productrice et actrice Anushka Sharma, qui fait d’ailleurs une très courte apparition à l’écran. Réputée pour ses films de genre féministes (NH10, Pari), elle semble avoir trouvé son âme sœur artistique avec Anvita Dutt. Les deux femmes déploient à nouveau une réflexion passionnante sur la question du féminisme en Inde. Au risque parfois de tomber dans l’anachronisme avec un dialogue qui semble annoncer l’arrivée très prochaine du mouvement Me Too dans l’Inde des années 30.

Mais il serait erroné de limiter le cinéma de Dutt à un simple tract politique. Capable de nuance et de finesse, la cinéaste propose une relation complexe et toxique entre une mère et sa fille. Un choix narratif qui vient totalement déjouer le traditionnel rapport d’autorité entre le père et ses enfants dans le cinéma indien. Cette mère malsaine, superbement incarnée par Swastika Mukherjee, qui sacrifie sa fille pour ses propres rêves fait directement écho à Black Swan. Au point d’annoncer très littéralement la métamorphose de l’héroïne en cygne noir au détour d’une séquence hallucinante.

 

Qala : photoUne femme sous influence

 

Et au-delà de ces destins de femmes, la cinéaste s’intéresse également à la trajectoire de tout un pays. Il n’est évidemment pas anodin de voir le nom de Gandhi apparaître dans les conversations mondaines. Plus subtil, on retiendra ce parolier qui écrit ses textes en ourdou alors que la Partition sanglante entre l’Inde et le Pakistan n’a historiquement pas encore eu lieu.

C’est sûrement là que se trouve la plus grande tragédie de Qala. Qu’importe leurs efforts, les personnages ne sont que des pions déchirés par l’époque, sacrifiés par les tendances et les mouvements.

Qala est disponible sur Netflix depuis le 1er décembre 2022

 

Qala : photo

Résumé

Techniquement plus abouti que Bulbbul, Qala confirme Anvita Dutt comme une cinéaste passionnante qui pourrait bien dominer le cinéma indépendant indien dans les années à venir. On pourrait regretter l’absence de bascule plus radicale vers l’horreur, mais le choc cinématographique est si précieux qu’on ne peut qu’être admiratifs du résultat final.

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commentaires
Babil
06/12/2022 à 10:12

J'ai aimé ce film et la critique ci dessus est juste. A voir.

Pseudo2
05/12/2022 à 16:29

Je me permets de signaler à ceux qui passeraient par là de jeter un oeil à Tulbbad ( dispo sur Prime ) qui est une merveille horrifique, qui ne dure qu'1h40 et sans chansons/danses.

Et comme je l'ai découvert sur les conseils avisés de Clément, je vais jeter un oeil à celui-ci aussi.

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