Leila et ses frères : critique qui a mangé du Parrain

Simon Riaux | 22 août 2022 - MAJ : 24/08/2022 16:03
Simon Riaux | 22 août 2022 - MAJ : 24/08/2022 16:03

Leila et ses frères sort enfin en salles. Tragédie familiale et énorme baffe cannoise, voici le nouveau film du réalisateur de La Loi de Téhéran. On y suit une femme d'une quarantaine d'années, rompue à l'entretien des bonnes relations familiales, malgré les veuleries de ses frères et leur propension à s'endetter. Mais quand le père de cette mauvaise troupe fait face à une proposition qu'il ne peut refuser, ce fragile équilibre est rapidement menacé...

LA LOI DE CANNES

Quand les salles françaises accueillent La Loi de Téhéran en 2021, le choc est total. Saeed Roustaee est un metteur en scène inconnu dans l’Hexagone, et ce deuxième long-métrage l’intronise comme un des nouveaux grands noms du cinéma iranien, mais aussi du paysage international. Et c’est logiquement que le Festival de Cannes le propulsera quelques mois plus tard en compétition officielle avec Leila et ses frères, qui ravagea la Croisette et le cœur des festivaliers, à défaut de marquer son jury. 

Depuis sa présentation au cœur du festival, les qualificatifs pleuvent pour tenter d’appréhender cette œuvre fleuve, dont la première particularité est d’échapper momentanément à l’appréhension du spectateur. Ceux qui sont demeurés tétanisés par la spirale policière funèbre de son précédent film croiront un instant reconnaître dans sa mise en scène l’ampleur de certaines séquences, non sans évoquer le chœur antique.  

Toujours dans le contrepied, le découpage comme le montage orchestrent une logique toute en paradoxes et en effets de sidération. Après une introduction qui survole la situation de trois protagonistes principaux à la faveur d’un montage alterné d’une complexité remarquable, où s’alternent vues aériennes, plans de foule, et condensé d’instantanés de vie divers, le sentiment de claustration est irrépressible. Malgré le mouvement, en dépit de la profusion, Roustaee établit avec une éreintante intensité le verrouillage d’une société dont les règles contraignent chacun à un conflit larvé avec ses semblables. 

 

Leila et ses frères : photoUn patriarche pas si paternel

 

ALERTE SISMIQUE

Cette ouverture achevée, la caméra va sensiblement se rapprocher des protagonistes, car si les membres de la famille de Leila sont pris au piège au sein du collectif, leur individualité n’est pas non plus synonyme de libération intérieure. Dans Leila et ses frères, la réalité toute entière est de nature carcérale, sans qu’aucune échappatoire n’apparaisse jamais. Et c’est bien cette articulation entre une action qui se resserre perpétuellement, des enjeux toujours plus contraints, réduits, inéluctables, mais aux conséquences un peu plus concrètes à chaque scène, qui engendre un vertige de cinéma d’une rare intensité. Et l'épique de naître précisément quand surgit l'intime, la racine de toutes les plaies ouvertes durant cette aventure ténébreuse.

L’alliance du montage et du découpage a beau être d’une rare cohérence au cours des 2h45 de la chose, elle ne pourrait soutenir notre attention si l’ensemble ne bénéficiait pas d’un scénario qui fait de la rigueur son principe universel. En flirtant avec les 180 minutes de métrage, le cinéaste pourrait se donner le temps de contempler, se risquer à délayer ou à jouer la dilatation de l’action pour mieux fasciner son spectateur, mais non, la narration s’avère d’une densité jamais prise en défaut, parfois éreintante tant elle aligne les coups de boule stylistiques et la violence émotionnelle lors de sa dernière partie.

 

Leila et ses frères : Photo Taraneh AlidoostiUne inarrêtable montée en pression...

 

La logique inflexible avec laquelle l’écriture ordonne durant la première partie, scellant le destin de tous les personnages après avoir radiographié tant leur personnalité que leurs conflits intérieurs, pourra surprendre par sa longueur. Pourtant, impossible d’imaginer en couper ou retirer la moindre scène. Aucun échange ne s’avérera anodin, et aucune des multiples couches de rituels et traditions entourant la course de tous les membres de la famille vers le pouvoir (ou sa paralysie) ne compte pour des prunes. 

Et pour cause, quand la catastrophe annoncée vire au pur cataclysme, quant au mitan d’une cérémonie familiale et symbolique essentielle, le clan dévoile toute sa désunion potentielle et sa conflictualité naissante, Leila et ses frères opère une métamorphose formelle et rythmique. Après un premier mouvement en forme de partie d’échecs admirable mais en sourdine, chaque séquence se mue en une explosion d’antagonisme radical. Alors que la mise à mort sociale et la ruine guette l’ensemble des personnages, tous entreprennent des stratégies différentes, convergentes, abominables ou absurdes. Un précipité de violence sociale que le réalisateur traite avec un génie quasi-littéraire.

 

Leila et ses frères : photo, Taraneh AlidoostiOubliez les Avengers

 

LA MARRAINE DU PARRAIN

Non pas que sa création soit verbeuse ou se risque à s’enferrer dans une langue trop ouvertement lettrée. Mais tout comme La Loi de Téhéran évoquait sans ambiguité une structure tragique classique, on retrouve dans la nouvelle proposition de Roustaee l’héritage, souvent sublimé, d’une certaine littérature du XIXe siècle. Des auteurs aussi variés que Tchekhov, Doistoïevski ou Balzac auront travaillé la matière première du roman de manière à pouvoir embrasser leur époque, mariant avec ingéniosité les hyper-structures de leur temps, les ardeurs des hommes qui le peuplent ainsi qu’un puissant souffle romanesque. 

Avec ce Père Goriot inversé, le cinéaste iranien ne fait pas autre chose. C’est ce qui confère à la durée imposante de l’œuvre une légitimité supplémentaire. Parce qu’il peut scruter ses personnages à la loupe, le film prend le temps de les installer dans un dispositif organique, où ce sont d’abord leurs actions, réactions et explosions qui guident la caméra, et jamais une coquetterie de mise en scène. Dès lors qu’il peut s’épanouir à l’écran, chaque individu se voit donner assez de temps de présence pour que sa grâce ou sa damnation devienne terriblement palpable.

 

Leila et ses frères : photo, Taraneh AlidoostiLeila et ses gros boulets

 

Enfin, dans l’habileté avec laquelle Leila et ses frères détourne tous les codes qu’il convoque pour ne jamais perdre de vue ses personnages mais se consacrer tout entier à raconter à travers eux un pays, on retrouve la marque des grandes fresques de cinéma. Alors que chaque membre de cette tribu sur le point d’imploser se prépare à lutter pour sa survie bec et ongles, on n’adopte jamais durablement les codes du polar, du thriller ou du drame social, tant les cadres comme l’interprétation pulvérisent en permanence les règles établies. 

Et si on se souvient de la virtuosité avec laquelle Le Parrain feignait de renouveler la saga criminelle, pour finalement disséquer une famille, et à travers elle les vicissitudes de la société américaine, on reconnaîtra ici la même verve. L’inspiration de Roustaee aura été pointée du doigt par de nombreux commentateurs, et ce n’est pas lui faire injure que de comparer ce nouveau film au chef-d'oeuvre de Francis Ford Coppola, tant le metteur en scène iranien s’avère à la hauteur du défi. À tel point qu’on ressort du visionnage chancelant, fasciné par l’imbrication du particulier et de l’universel, en ayant l’impression d’avoir couru sur l’arête d’un volcan.

 

Leila et ses frères : affiche française

Résumé

Devant la caméra de Saeed Roustaee, le drame se fait tragédie, le particulier tend à l'universel, et le cinéma tutoie ses plus hauts sommets. Rivés aux arêtes explosives d'une famille au bord de l'implosion, on tient là un des tours de force de 2022.

Autre avis Antoine Desrues
La Loi de Téhéran était une magistrale droite dans la tronche. Leila et ses frères en est le revers tout aussi dévastateur. Un concentré de cinéma où chaque plan et chaque raccord s'imposent comme une évidence, pour mieux capter l'humanité de ses personnages bouleversants.
Autre avis Alexandre Janowiak
Conflits générationnels, impuissance féminine, crise économique... Leila et ses frères ausculte sous tous les angles un Iran à bout de souffle à travers une riche et brillante chronique familiale muant en véritable tragédie de vie déchirante et shakespearienne, tout en suivant les traces du Parrain de Coppola. Chef d'oeuvre.
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Lecteurs

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commentaires
Weezy
07/09/2022 à 01:14

J'ai adoré cette chronique sur cette famille dysfonctionnelle iranienne, le tout saupoudré d'une critique acerbe sur la société iranienne. C'est bien réalisé, les acteurs sont convaincants et les sujets intéressants et bien traités. Un des films de l'année pour ma part.

yourglaaa
31/08/2022 à 20:41

J'ai adoré ce film, tout comme j'avais aimé la loi de Téhéran. Le cinéma Iranien dans toute sa splendeur, mise en scène au cordeau et acteurs excellents, je conseille fortement à qui aime le cinéma !

Ded
27/08/2022 à 01:16

Etrangement, sur la première partie, dans l'intermède combinard et les rapports entre les bras cassés composant cette fratrie disparate à l'humour cynique (qu'il n'y a pas dans le parrain !) et un rien désabusée, je me serais cru chez Risi voire chez le Monicelli de "Le pigeon"!
Après c'est autre chose. Virant à la tragédie grecque, pour reprendre l'expression, j'ai pris l'épilogue en pleine face et je suis ressorti de la salle abasourdi et bouleversé...

Sanchez
23/08/2022 à 23:39

1ere séance demain :)

Flip
23/08/2022 à 07:03

Bravo vous avez réussi à placer le mot Avengers dans un film iranien

Marvel vit dans vos cerveaux comme un parasite dans un corps humain

Kyle Reese
23/08/2022 à 00:54

La BA donne sacrément envie. A quand un grand film français de ce genre et de cette qualité ?
Enfin je dis ça ...

Schtroumpfette
22/08/2022 à 22:19

Impatiente de découvrir ce film. La Loi de Téhéran était déjà très réussi.

Sanchez
22/08/2022 à 20:16

Impatient . Que de films ce mercredi

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