L'Esprit sacré : critique de l'ovni qui scrutait les ovnis

Ange Beuque | 7 juillet 2022
Ange Beuque | 7 juillet 2022

Pour son premier long-métrage, le réalisateur espagnol Chema García Ibarra s'intéresse à une communauté d'ufologues baroque menée par l'acteur amateur Nacho Fernández. Fort d'une mention spéciale du jury au Festival de Locarno, L'Esprit sacré est à l'affiche cette semaine et se montre volontiers aussi déconcertant que ses protagonistes.

Leucotomy party

Les membres de l'association Ovni-Levante plongent dans l'incertitude à la mort de leur président. Charge à José Manuel (Nacho Fernández), seul initié au secret cosmique qui doit permettre de conduire l'humanité vers une nouvelle ère, de reprendre le flambeau. Tel est du moins le pitch officiel, car à scruter les traits lymphatiques des interprètes, on se demande si L'Esprit sacré ne veut pas plutôt suggérer que le grand remplacement extraterrestre a déjà eu lieu.

Son réalisateur Chema García Ibarra, distingué pour ses courts-métrages, s'est entouré d'acteurs non-professionnels (Llum Arques, Joanna Valverde, Rocío Ibáñez) en revendiquant se nourrir de leur naturel. Sauf qu'à moins de pratiquer la lobotomie récréative, votre naturel à vous est probablement traversé de rictus étouffés, de mâchoires crispées, de trémolos involontaires et d’œillades goguenardes.

 

L'Esprit sacré : Ufologie, Nacho Fernández2001, l'ankylosé de l'espace

 

Rien de tout cela ici, tant le moindre affect semble proscrit. Qu'on se comprenne : ce n'est pas que les acteurs jouent mal, c'est qu'ils ne jouent pas – l'étymologie du mot résonne d'ailleurs d'une manière éclairante. Ils apparaissent comme absents à eux-mêmes et débitent leurs lignes d'une voix monocorde sans laisser frémir le moindre muscle de leur visage. Un morceau de Bolduc déchiqueté sur le carrelage du salon imprimait plus de chaleur à la pellicule de l'antique caméscope paternel.

Ce jeu plus que minimaliste est capturé par de longs plans fixes, dont la succession paisible, à quelques envolées près, confère au long-métrage un rythme ouaté. Et puisqu'en parallèle la tonalité oscille entre farce cringe et jeu de piste parapsychologique, c'est peu dire que la quête de ces impénétrables ufologues déconcerte.

En privant le spectateur des points d'ancrage émotionnels qu'il étouffe chez ses protagonistes, cette coproduction espagnole, turque et française (cocoricovni) se montre volontiers aride, résistante, passablement mal-aimable. Suffisant pour jeter le bébé vert avec l'eau du bain interstellaire ? Pas si vite.

 

L'Esprit sacré : EsotérismeManucure ésotérique

 

Au royaume des aveugles, les vendeurs de cannes sont rois

À l'image des ovnis, L'Esprit sacré ne se révélera pleinement qu'à ceux disposés à trouver des réponses. Pour peu que vous vous sentiez l'âme d'un ufologue prêt à traquer des signaux plus ou moins diffus, l'expérience promet d'être singulière. En effet, les partis-pris tranchés du réalisateur introduisent le spectateur réceptif à la vision du monde de ses protagonistes.

Ceux-ci se détachent comme en surimpression d'un agglomérat foutraque de symboles, dans lequel des pyramides égyptiennes qui décollent vers le ciel voisinent avec des attrape-rêves. Postes de télévision et radios constamment allumées relaient de vagues rumeurs entre deux pseudo-reportages. Par contraste, une information absolument décisive est livrée dans le silence revenu d'un appareil au son coupé.

 

L'Esprit sacré : Pyramides- Égypte. - Vaisseau ? - Pépita. - Pyramide !

 

Dans ce foisonnement délirant, tout est confondu en une bouillabaisse mystique qui atteste d'une perte de sens tragique doublée d'une noyade conceptuelle. Une imprimante capricieuse peut devenir une preuve d'intervention extraterrestre, entre deux présages absurdes ou inquiétants. Cette soif effrénée de signes se porte indifféremment sur l'ésotérisme, la religion ou la superstition : seul compte ce en quoi l'on choisit de quêter une présumée indicible vérité.

En parallèle, cache-œil, lapsus, béquilles, fauteuil roulant et cordes vocales défaillantes révèlent les insuffisances des corps et les dissonances du quotidien. Chema García Ibarra revendique les inspirations autobiographiques du scénario, dont il est l'unique auteur. Le choix de la ville d'Elche lui assure un environnement préservé des clichés espagnols surexploités.

Cette authenticité au plus proche des « vraies gens » contraste d'autant plus avec la quête hallucinée de José Manuel, et certains dispositifs trahissent à l'inverse leur artificialité, à l'image de ce plan fixe qui, en refusant de s'adapter aux différents intervenants, en condamne certains à déborder du cadre.

 

L'Esprit sacré : Nacho FernándezUne succession en des-errances

 

Hypnos et thanatos

En ouvrant des portes vers la perception biaisée de ses protagonistes, le film conquiert sa singularité sans assécher son ambivalence. Sommes-nous censés rire de leur naïveté confondante, à mi-chemin d'un Dîner de con sectaire et d'un Dumb and Dumber grinçant ? Ou s'affliger de leur inconséquence, en postulant une étude de mœurs conspirationnistes malaisante qu'appuierait la photographie quasi documentaire ? À moins qu'il ne s'agisse contre toute attente de science-fiction ?

L'Esprit sacré brouille les pistes, avance masqué, joue le contre-pied. Une mère part tenter de retrouver sa fille ? On suivra plutôt la garde de sa jumelle. Une séance de spiritisme se prépare ? La caméra reste docilement à la porte.

 

L'Esprit sacré : PyramidesRencontre du 3e degré

 

Qu'elle se déroule à un feu rouge, dans un bus, devant un objectif voire à l'intérieur une pyramide métallique, l'attente est le grand motif du film et contamine jusqu'au plus subliminal des figurants. La plupart apparaissent empesés, empêtrés dans leur réalité décevante, ne vivant que dans l'espérance plus ou moins assumée d'une transcendance surnaturelle.

Et le lecteur de se laisser gagner à son tour par cette langueur, jusqu'à plonger dans un état semblable à celui des personnages. En découle une expérience quasi hypnotique, proche du trip post-moderne, dont l'errance existentielle pourra lointainement évoquer la dilatation du Gerry de Gus Van Sant. Un état second cotonneux dont émergent quelques fragments d'arbitraire, à l'image de cette reprise techno espagnole du Zombie des Cranberries, dont le titre ne pourrait être plus pertinent.

 

L'Esprit sacré : Nacho FernándezC'est arrivé près de chez mou

 

Puis, dans ses derniers instants, le réalisateur abat ses cartes et laisse transparaître le drame sordide qui couvait, latent. Le malaise s'installe tandis que se déploie un plan final aussi bizarrement fascinant que ce qui a précédé.

Si, dans un futur proche, on retrouve de pauvres hères divagants dans des zones interlopes, hagardes, perplexes, plongés dans un état de sidération qui les empêche d'exprimer ce à quoi ils ont assisté tout en ayant le sentiment diffus d'être pénétrés d'une compréhension nouvelle, n'en déduisez pas qu'ils ont été fraîchement disséqués par des aliens trop curieux : ils viennent peut-être simplement de croiser L'Esprit sacré au détour d'une séance ciné.

 

L'Esprit sacré : Affiche officielle

Résumé

Plus d'un spectateur sera plongé dans un état de catatonie trépanée proche de celui des protagonistes à l'issue du visionnage, mais ceux qui accepteront de se laisser pénétrer sans réserve par L'Esprit sacré traverseront, au-delà de son aridité, une expérience cinématographique suffisamment singulière pour être mémorable.

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