Ghost Song : critique dans l'œil du cyclone
En 2018, sortait Southern Belle. Le premier long-métrage du réalisateur Nicolas Peduzzi suivait la fille d'un grand exploitant pétrolier de Houston qui a été poussée dans la drogue par sa famille après le décès de son père et l'héritage de sa fortune. Quatre ans plus tard, le cinéaste français est de retour au Texas avec Ghost Song, mais filme cette fois une jeune rappeuse, OMB Bloodbath, et le cousin de la belle du Sud, William Folzenlogen. Alors qu'un ouragan s'apprête à frapper la région, chacun tente de survivre à son passé et à cette ville des États-Unis dans un long-métrage entre réalité et fiction.
Ghost dogs
Bloodbath est une ancienne cheffe de gang qui commence à percer dans le rap et Will est un enfant abandonné issu des gros porte-monnaie de Houston. La première a vu certains de ses amis mourir dans des affrontements de rue, a elle-même fini à l'hôpital et en prison, tandis que le second a été drogué par sa famille jusqu'à ses 18 ans, soi-disant pour calmer son hyper activité.
À l'instar de Taelor Ranzau - l'héroïne de Southern Belle -, les modèles bien réels de Ghost Song sont des êtres brisés par la vie qui ont été confrontés trop tôt à la violence du monde et à la tentation de l'abîme. Mais pas de pathos pour Bloodbath et Will. Le rapport à la violence de la jeune femme et la tendance misérabiliste du garçon témoignent de la lucidité de Nicolas Peduzzi sur la non-innocence de ses deux protagonistes.
Le cinéaste capte leurs exubérances et leurs extravagances sans détour, avouant qu'il ne s'agit pas là d'un duo d'anges, ou que si ange il y a, il est abîmé et déchu.
Le réalisateur et ses collaborateurs au scénario, Léon Chatiliez et Aude Thuries, épousent néanmoins les cicatrices de ces individus en y injectant une tendresse et une fascination palpable. L'attention portée à la prestance de Bloodbath et à l'étrangeté du regard de Will dégage une poésie presque décadente de ces personnages hors du commun, parfois intrigants et dérangeants, mais toujours magnétiques et incandescents.
Une évocation exaltée par la passion des protagonistes pour la musique. Tous deux usent de ce moyen d'expression pour communiquer ce qu'ils ressentent, comme en témoigne la séquence où Will chante des reproches à son oncle David au détour d'un air de guitare à la fois drôle, hyperbolique et touchant. Cette recherche d'une forme d'éclat dans la noirceur est non sans rappeler la filmographie du passionnant Harmony Korine (Gummo, Spring Breakers) et ses portraits de l'Amérique white trash, dont Nicolas Peduzzi dit s'être inspiré pour filmer Ghost Song.
La vie est un rêve dans un rêve
La comparaison avec les films du cinéaste de Julien Donkey-Boy et Trash Humpers fait d'autant plus sens puisque Nicolas Peduzzi partage avec lui le plaisir de l'ambiguïté entre la réalité et la fiction. En plus de séquences prises sur le vif, Ghost Song a également été l'occasion pour ses deux protagonistes de rejouer des passages de leur vie devant la caméra, déraillant ainsi du documentaire classique.
La rencontre entre Bloodbath et sa copine ainsi que la fameuse engueulade musicale entre Will et son oncle ont donc été (re)fabriquées devant l'objectif, reconstituant des images passées ou trop intimes pour être captées sur le moment. Outre ces segments simulés, les histoires de gangs de la rappeuse et les conflits familiaux de l'ancien gosse de riche sont bels et bien réels, mais semblent d'une ampleur tellement folle que même les images non fabriquées paraissent hors du réel.
"Never cast your eyes down the abyss."
En jouant également sur le dialogue des personnages avec la caméra, et sur la parfaite conscience de ceux-ci d'être filmés, Nicolas Peduzzi exalte ce doute. En témoigne aussi une immense scène de paranoïa où l'ancienne cheffe de gang se retrouve avec sa copine dans une chambre d'hôtel. L'outrance de Bloodbath et sa terreur évidente immerge immédiatement le spectateur dans une sorte de relecture heurtée du pétage de plomb de Ray Liotta dans Les Affranchis de Martin Scorsese.
Du réel rejoué et de la fiction qui n'en est peut-être pas, Ghost Song déploie une tension entre réalité et fiction non seulement stimulante pour le spectateur, mais aussi au grand potentiel évocateur et hypnotique.
Dark city
L'image sombre, sa teinte bleutée, le filmage entre contemplation et instabilité, le tout saupoudré de quelques éclairs et néons sont alors tout autant d'outils qui permettent à Nicolas Peduzzi de filmer un Houston à la fois fascinant et menaçant. Ajoutons à ça la musique de Jimmy Whoo qui, en plus de quelques airs classiques, travaille ici le screw, un dispositif né à Houston qui consiste à ralentir le rythme et le son de musiques hip-hop pour créer de nouvelles sonorités.
La bande originale insuffle alors un ton éthéré qui participe à un sentiment d'errance dans un lieu abandonné. Ghost Town (ville fantôme en français) était d'ailleurs le titre d'origine du long-métrage, insistant sur l'aspect irréel de ce sinistre endroit. Et pour cause, là où Southern Belle captait le Houston des riches familles pétrolières et de l'ultralibéralisme, Ghost Song se concentre sur les bas-fonds de la ville, entre la violence des gangs et les trafics.
Le premier long-métrage de Nicolas Peduzzi trouve donc ici un contrechamp passionnant qui témoigne des inégalités qui régissent cette ville conservatrice du Texas.
Entre Bloodbath qui vient de la misère et Will qui a été expulsé du cocon des hautes fortunes de Houston, Ghost Song dresse un portrait des marginaux de la ville texane en opposition à la caricature du businessman flamboyant en la personne de l'oncle David - déjà apparu dans Southern Belle. Pour diverses raisons, ces individus hauts en couleur se retrouvent encagés dans cet espace où commence alors à s'irriguer une tension sociale qui n'attend que d'exploser.
En témoigne le motif de l'ouragan qui traverse tout le film. Plus qu'une façon de structurer le récit et de lui insuffler une ampleur presque mythologique, le véritable ouragan Harvey qui a frappé le Texas en 2017 incarne une sorte d'épée de Damoclès qui plane sur Houston, vif bouillonnement qui ne peut plus être contenu. Là encore, en incluant le réel, mais en le traitant comme un élément presque fantastique, Ghost Song choisit la rêverie au trivial et tend au film catastrophe pour raconter avec désespoir un monde au bord du ravin.
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