Gangubai Kathiawadi : critique d'un joyau émancipé

Clément Costa | 5 mars 2022
Clément Costa | 5 mars 2022

Figure incontournable du cinéma indien, Sanjay Leela Bhansali fait son grand retour avec Gangubai Kathiawadi. Une somptueuse fresque historique dans la lignée du cinéma de son auteur. Mais également un renouveau formel passionnant

OLD IS GOLD

Il y a des cinéastes à l’esthétique si marquée qu’on les reconnaît en un plan. Plus rares encore, certains de ces cinéastes bénéficient d’une immense reconnaissance tant du côté des critiques que chez le grand public. Dans cette liste, on pourrait citer Tim Burton, Guillermo Del Toro ou encore Sanjay Leela Bhansali. Véritable institution pour le public indien, le cinéma de Bhansali est aussi une des références absolues à l’international lorsqu’on parle de Bollywood.

Il faut dire qu’en bientôt 30 ans de carrière, le réalisateur de Devdas n’a cessé de repousser les limites de son art tout en continuant d’attirer le public en masse. Ainsi, lorsque le cinéaste annonçait un nouveau film en décalage avec ses précédentes réalisations, la curiosité était de mise. D’autant que le sujet n’est pas commun. Dans Ganguabi Kathiawadi, on suit l’histoire (vraie) de Ganga, une adolescente vendue à une maison close. Tour à tour prostituée, « reine de la mafia » et activiste, elle changera l’histoire de la société indienne.

 

Gangubai Kathiawadi : photo, Alia BhattLe visage du triomphe

 

Après une trilogie thématique mêlant romance et fresque historique épique, voir Bhansali retrouver le goût du risque était enthousiasmant. Lui qui était connu pour le renouvellement constant de son cinéma semblait s’être récemment enfermé dans une formule. Un cinéma plus classique, au sens noble du terme, opulent, fait d’extravagances visuelles et de récits lyriques.

Avec Gangubai Kathiawadi, le cinéaste conserve évidemment son amour des esthétiques minutieusement travaillées. On y retrouve tous ses motifs visuels : le jeu des miroirs, l’éclairage à la bougie, la couleur rouge, la fumée. Cependant, il insuffle au film une modernité rafraichissante. En gagnant en modestie, son cinéma gagne paradoxalement en beauté. Et jamais n’aura-t-il poussé à ce point les deux thématiques couvrant l’ensemble de sa filmographie. D’un côté des figures féminines fortes et passionnantes, de l’autre une déclaration d’amour constante au 7e art. Et ce paradoxe, entre lyrisme et modernité, frôle l’anachronisme poétique du Romeo + Juliette de Baz Luhrmann.

 

Gangubai Kathiawadi : photoYas Queen !

 

FOR THE THRONE

Le plus gros risque d’un tel projet était de verser dans le portrait de femme inspirante avec tout ce que cela peut comporter de consensuel et académique. Fort de ses derniers récits épiques et guerriers, Bhansali décide de filmer le parcours de son personnage comme une conquête. La guerre qu’elle livre se joue sur tous les fronts, d’abord psychologique et physique. La scène initiale lors de laquelle elle comprend son sort évoque d’ailleurs bien plus la séquestration d’un film militaire qu’un drame social. Sans oublier ses blessures de guerre qui la pousseront à se transformer.

Au fur et à mesure du récit, la bataille devient sociale et politique. Une véritable ascension faite de triomphes, d’échecs et de sacrifices. En évitant soigneusement le classique rise and fall attendu, Sanjay Leela Bhansali offre une histoire passionnante et jamais prévisible. Gangubai devient alors l’héroïne la plus forte et complexe de son cinéma. Un sommet d’écriture, superbement incarné par une jeune Alia Bhatt déjà au sommet de son art.

 

Gangubai Kathiawadi : photoDéjà une source d'inspiration pour les actrices de demain

 

L’autre grande qualité de Gangubai Kathiawadi est d’éviter le piège du grand drame larmoyant. Avec un tel sujet, il fallait évidemment doser le pathos pour ne pas tomber dans le film tire-larmes indécent. S’il se permet de filmer une réalité parfois difficile à encaisser, le cinéaste trouve un équilibre admirable.

Le film est à la fois cru et pudique, brutal mais ne tombe jamais dans le voyeurisme. Gangubai et ses alliées ont le pouvoir à l’écran, elles contrôlent l’image. Le spectateur ne pourra ainsi jamais voir plus que ce que ces femmes décident de montrer.

 

Gangubai Kathiawadi : photo, Alia BhattGangubai qui s'assoit sur la concurrence

 

UNE FEMME D’EXCEPTION

Bien plus qu’une simple prise de risque dans la carrière de son auteur, Gangubai Kathiawadi est un triomphe formel de chaque instant. Son travail sur l’éclairage et la couleur n’aura jamais été aussi beau. Sudeep Chatterjee, directeur de la photographie qui travaille avec Bhansali depuis Guzaarish en 2010, signe probablement son œuvre la plus aboutie. Même le sordide et le tragique semblent sublimes à travers le prisme de sa caméra.

Réputé pour son cinéma très riche, stylisé, Bhansali offre ici son film le plus maîtrisé. Adieu les fioritures et les jolis effets tape-à-l’œil. Bien sûr, l’univers visuel reste minutieusement pensé. Cependant, le cinéaste semble plus confiant que jamais dans le pouvoir d’images simples et puissantes. Les longs plans fixes ne cherchent pas à dynamiser des dialogues superbement écrits. Plutôt que des coupes incessantes, les scènes musicales sont filmées en plans-séquences virtuoses. Rappelant au passage que, dans le cinéma contemporain, personne ne filme la danse mieux que Bhansali.

 

Gangubai Kathiawadi : photoUn cocktail qui fonctionne à merveille

 

Avec cette nouvelle humilité formelle, le cinéaste gagne en humanité. On pouvait regretter dans Bajirao Mastani et Padmaavat de voir la sensibilité et les sentiments sacrifiés par la quête d’une perfection plastique parfois trop froide. Cette fois-ci, le réalisateur s’efface derrière son héroïne. Un peu à l’image du journaliste incarné par Jim Sarbh, qui voit son discours bien propre et bien préparé être déchiré par Gangubai. De par sa violente spontanéité, la jeune femme préfère parler sans filtre. Et elle le fait avec une force brute qu’aucune école oratoire ne peut enseigner.

Au final, Gangubai Kathiawadi est probablement la plus grande réussite technique de son réalisateur. Espérons que le film ouvre la voie à une nouvelle étape dans la carrière de ce grand cinéaste, un peu comme The Social Network a transformé la quête esthétique de David Fincher vers un cinéma plus épuré, qui va à l’essentiel. Quoi qu’il en soit, on tient là un des grands films de l’année. Un film dont la puissance se déploie sur le grand écran et qu’il ne faut manquer au cinéma sous aucun prétexte.

 

Gangubai Kathiawadi : Affiche

Résumé

À la fois continuité évidente du cinéma de Sanjay Leela Bhansali et renouveau passionnant, Gangubai Kathiawadi est un triomphe total. Un grand moment de cinéma, superbement porté par son actrice principale.

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commentaires
Zaza
24/04/2022 à 17:35

Ce film est magnifique ! Et cette histoire une leçon de courage et de ténacité.
Et vive le cinéma indien !

Ded
06/03/2022 à 01:42

Du cinéma indien j'avoue ne connaître que Ritesh Batra pour son lumineux "Lunchbox" et mieux encore Satyajit Ray qui m'a happé avec "Le salon de musique", "Les joueurs d'échecs" et surtout l'éblouissant "Charulata (j'ai acquis le coffret récent reprenant ce dernier titre avec 5 autres merveilles que je vais découvrir !). Pas très attiré par "Bollywood", j'ai toujours évité ce genre maniéré, ondulant et kitsch mais le le rédacteur a si bien "vendu l'affaire"... Alors pourquoi pas ?!

Oh deal
05/03/2022 à 21:19

Incompatible avec la France malheureusement. Les goûts cinématographique des Français et des Indiens sont des des Némésis absolue, depuis au moins 40 ans.

Et il y en a même un des deux qui se permet régulièrement de prendre l'autre de haut, je vous laisse deviner lequel.

Mais c'est courageux de faire un article, c'est bien, ça change.


05/03/2022 à 20:53

Un film MAGNIFIQUE .... On est plongé dans le vie de cette femme incroyable ... Les plans sont propre, posés et puissant. Le jeu d'Alia Bhatt a vraiment été sublimé par Bhansali.

N'est ce pas la la définition d'un vrai film ? Car oui le Cinéma n'a pas de frontières et n'est pas cantonné a une provenance n'en déplaise à certains ...

Guéguette
05/03/2022 à 18:44

Oui d'accord, mais par rapport à un vrai film ça vaut quoi?

MystereK
05/03/2022 à 17:06

Cela donne très envie

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