L'événement : critique d'un coup de poing en plein cœur

Alexandre Janowiak | 30 août 2022 - MAJ : 07/09/2022 18:23
Alexandre Janowiak | 30 août 2022 - MAJ : 07/09/2022 18:23

Alors que la réalisatrice française Julia Ducournau a été couronnée de la Palme d'or 2021 avec Titane, une autre Française a été récompensée d'un des plus prestigieux trophées du cinéma international : Audrey Diwan. Présente en compétition à la Mostra de Venise 2021, la cinéaste est ainsi repartie avec le Lion d'or entre ses mains pour son film choc L'événementQui a dit que le cinéma français se portait mal ?

UNE AFFAIRE DE FEMMES

Avant L'évènement, Audrey Diwan n'avait réalisé qu'un seul film, Mais vous êtes fous, chronique sur l'addiction, ses conséquences sur l'humain, la famille et la relation d'un couple. Un drame familial correct, mais pas spécialement mémorable, ne laissant pas à penser que la cinéaste pourrait créer la sensation avec son deuxième film. Et pourtant, c'était bien la sous-estimer puisque L'évènement,  adapté du livre éponyme et autobiographique de Annie Ernaux, est un véritable choc et une des grandes claques récentes du cinéma français.

Avec intelligence, le long-métrage débute avec une certaine légèreté dans une soirée entre amies. Anne danse, chante et drague en toute liberté, heureuse et épanouie. C'est une élève studieuse et brillante dont l'avenir d'universitaire et future enseignante semble tout tracé au vu de ses résultats scolaires. Mais soudainement, alors que tout semble lui sourire, le récit bascule complètement dans le drame social.

 

 

Très rapidement, l'héroïne (incarnée par la superbe Anamaria Vartolomei) découvre qu'elle est tombée enceinte. Craignant de devoir tirer un trait sur ses rêves professionnels, elle souhaite avorter, se débarrasser de cette "maladie qui ne frappe que les femmes" et surtout "les transforme en femmes au foyer". Mais évidemment, dans une société française où l'avortement est encore interdit (sa pratique peut amener à de la prison) et où le désir des femmes est quasiment proscrit, sa bataille va être ardue et s'avérer un véritable parcours du combattant.

Une course contre la montre sous-tension, qui ne cessera jamais, s'engage alors pour la jeune femme. De manière très pertinente, la narration va d'ailleurs se reposer sur l'avancée des semaines, comme d'un compteur pressé et pressant. Car oui, dans une telle situation, la jeune Anne ne vit plus qu'en pensant à sa grossesse non-désirée. Les jours n'existent plus et seules comptent ces semaines qui, comme des minutes dans son esprit accaparé par cette progression (dont toutes les personnes au courant lui disent qu'elle est inexorable), vont de plus en plus l'exclure et l'esseuler (un travail sonore impressionnant pour la placer dans une quasi-bulle).

 

photo, Anamaria Vartolomei, Luàna BajramiUn regard ailleurs

 

seule contre tous

Une isolation que capte à merveille la caméra d'Audrey Diwan. La mise en scène de la réalisatrice est, en effet, un des points forts du long-métrage. Filmé à l'épaule dans un cadre très resserré (4:3), le long-métrage enferme en permanence son héroïne avec son style très sobre et millimétré.

Extrêmement immersive, la caméra ne lâche jamais sa protagoniste, la filmant toujours à sa hauteur pour mieux scruter son visage, son regard, son souffle et ainsi transmettre chacune de ses émotions aux spectateurs, de son désarroi à sa nervosité en passant par sa peur et sa douleur. Et plus le film avance, plus le cadre semble se refermer sur Anne, l'étouffant au plus près d'elle, l'enserrant jusqu'à ce qu'elle perde son souffle, sa vivacité, sa vie.

 

Photo Anamaria VartolomeiUne liberté si étriquée

 

Cette mise en scène, composée majoritairement de plans-séquences suivant l'étudiante, rappelle d'ailleurs l'excellent film de László Nemes : Le Fils de Saul. Et ce n'est probablement pas anodin qu'Audrey Diwan ait choisi un dispositif aussi immersif pour conter le récit d'Anne.

À son point de départ, L'événement se présente réellement comme un drame social - à travers la question de l'avortement, de son illégalité à l'époque, du regard posé sur les femmes - et un film d'émancipation avec l'épreuve vécue par cette jeune adulte, mais il y a aussi quelque chose du film de guerre dans le long-métrage : une guerre contre la misogynie et le conservatisme d'une époque (pas totalement révolue)

 

photo Anamaria VartolomeiLe jugement permanent

 

RÉSISTE, PROUVE QUE TU EXISTES

En cherchant à avorter, Anne comprend qu'elle doit finalement cacher sa grossesse, éviter d'en parler avec qui que ce soit (même ses amies les plus proches) sous peine d'être trahie ou dénoncée. Elle rentre donc dans une forme de clandestinité et finalement, plus le temps avance et l'urgence presse, L'évènement devient une sorte de film de résistance. La résistance d'une femme livrée à elle-même pour disposer de son propre corps et jouir des droits auxquels chaque femme devrait pouvoir avoir accès librement.

Ce mélange des genres, Audrey Diwan en joue habilement pendant 1h40 jusqu'à carrément faire chavirer l'intrigue dans l'horreur lors d'un climax ultra-tendu. Une terreur viscérale qui rend un peu plus compte de l'expérience traumatique et bouleversante vécue par l'héroïne, visage de toutes les femmes étant passées par là, sans jamais tomber dans le sensationnalisme.

 

photo, Anamaria Vartolomei, Sandrine BonnaireL'apaisement éphémère

 

C'est ce qui élève un peu plus l'oeuvre de la réalisatrice française. Si sa mise en scène décontenance de précision, jamais son film ne vient prendre un ton moralisateur. Au contraire, en étant capable de toujours regarder son sujet à la hauteur de son héroïne, comme un regard posé sur son épaule, la caméra fait simplement le constat édifiant d'une telle situation. À l'exception d'un plan très furtif qui peut faire tourner de l'oeil, le film ne cherche jamais à choquer visuellement, préférant toujours l'implicite et le suggestif.

Et la logique est évidente. La véritable horreur que le public est obligé de regarder droit dans les yeux, et qui devrait être visible de tous, est ailleurs. Elle se trouve dans la souffrance et la détresse de cette jeune femme déterminée, courageuse, et pourtant si esseulée devant ce cauchemar et au regard innocent si paniqué dans les derniers instants du long-métrage. Saisissant.

 Affiche française

 

Résumé

Avec un dispositif sobre et millimétré, Audrey Diwan capte avec force l'anxiogène et étouffante bataille de son héroïne en muant, peu à peu, son drame social en film de résistance : celle d'une femme livrée à elle-même. Un véritable uppercut.

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commentaires
Flo 1
12/03/2024 à 12:21

Audrey Diwan, réalisatrice (parce-qu’elle est aussi écrivaine, éditrice, journaliste, scénariste, elle sait tout faire).
En tout cas pour ses deux premiers films, elle traite très bien d’une même thématique, dans des contextes diamétralement opposés. Et ça marche sacrément, elle est douée… bientôt elle va faire pilote de course ? ;-)

Adapté donc du roman autobiographique de Annie Ernaux, sorti en 2000 dans une relative indifférence (tout le contraire des années 2020, c’est de circonstance), mais résonnant alors personnellement avec la jeune Audrey Diwan…
Laquelle, des années plus tard, nous décrit encore le bouleversement d’un personnage à cause de la présence d’un corps inattendu, symbiotiquement attaché à son organisme mais pas du tout accepté par l’intéressée, pas à l’instant T… jusqu’à ce que l’idée de l’expulsion de cet élément créé des problèmes très graves.
Toute sa vie est secrètement sens dessus dessous, sa famille ne se doute de rien, pendant qu’a lieu en parallèle sa quête pour faire aboutir son avortement (paronyme du mot « événement », bien sûr).
Mais pendant les deux tiers du film, il s’agira de trouver aussi un moyen de poursuivre sa vie d’étudiante prometteuse le plus normalement possible, en entrant en résistance contre les regards moralisateurs, contre un ordre établi, dans la clandestinité… et avec des services sociaux inexistants, pas le moindre soutien (surtout pas médical), .

Un film d’époque au dispositif de mise en scène redoutable : brut mais stylisé avec une gamme de couleurs limitée au bleu (avec un peu de coloris chair).
Et surtout un max de scènes filmées en plan-séquence et sans contrechamp, créant une sensation d’enfermement, voir même de danger, grâce au hors-champ – ce qui évite aussi d’être distrait par la reconstitution des années 60 (peu de détails, bonne économie de moyens), et permet au film de gagner son intemporalité. Mais cette mise en scène offre aussi métaphoriquement à la protagoniste principale l’accompagnement dont elle est privé – c’est nous qui sommes ainsi à ses côtés, sans se mettre dans ses pas pour autant, sans non plus la juger…
Et c’est un peu un thriller qui traite de la mécanique de l’émancipation, de l’intime et des non-dits par un biais angoissant (on ne sait jamais à l’avance qui sont ceux qui vont finalement apparaître comme des alliés ou comme des menaces). Ce qui s’accentue dans le dernier tiers du film alors que l’intrigue entame les derniers instants d’un compte à rebours, figuré tout le long-métrage par l’annonce régulière de chaque semaine de grossesse…
Alors Diwan emballe la machine, et pousse le récit quasiment vers l’horrifique le plus crû… avant la redescente, plus sereine.

Mais elle ne serait rien sans Anamaria Vartolomei (et inversement), dans une sorte de variation extrême de son rôle dans « La Bonne Épouse » :
Mélange de contenance et de révolte, elle est celle qui donne sa force motrice au film, au risque de s’abîmer pour réussir à atteindre une plénitude personnelle. En sachant très bien quelles cicatrices et quel sacrifice elle consent (a priori, pas du tout définitif).
Plus qu’un événement, une claque.

Rapprochement bizarre
30/08/2022 à 22:52

@Vulfi
Je ne comprends pas le rapport entre Bac Nord et l’Evenement ?

Must have
30/08/2022 à 21:08

La collection Gallimard Quarto a publié une intégrale des œuvres d’Annie Ernaux dont l’Evenement.
Ce livre de 1000 pages est à lire absolument dé la première à la dernière page pour les aficionados de ce film

Vulfi
28/03/2022 à 01:25

Belle critique pour un superbe film.

Audrey Diwan a d'ailleurs reconnu s'être inspirée du procédé utilisé par Laszlo Nemes dans "Le fils de Saul" (autre magnifique film). Y a un souffle tellement fort ici, c'est magnifiquement interprété et ça donne je trouve très envie de lire le livre d'Annie Ernaux.

Mais c'est quand même fou de se dire que cette réalisatrice est la même personne qui a écrit le scénario de Bac Nord, bien qu'elle s'en dédouane un peu depuis....

Vulfi
28/03/2022 à 01:24

Belle critique pour un superbe film.

Audrey Diwan a d'ailleurs reconnu s'être inspirée du procédé utilisé par Laszlo Nemes dans "Le fils de Saul" (autre magnifique film). Y a un souffle tellement fort ici, c'est magnifiquement interprété et ça donne je trouve très envie de lire le livre d'Annie Ernaux.

Mais c'est quand même fou de se dire que cette réalisatrice est la même personne qui a écrit le scénario de Bac Nord, bien qu'elle s'en dédouane un peu depuis...

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