Jessica Forever : critique dysfonctionnelle

Christophe Foltzer | 3 mai 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Christophe Foltzer | 3 mai 2019 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Hasard du calendrier ou volonté mystique supérieure, le destin a voulu que Jessica Forever, premier long-métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, sorte le même jour que Nous finirons ensemble. Deux salles, deux ambiances, pourrait-on dire...

CONTE TES BLESSURES

On le dit depuis quelques années, et on en a une nouvelle preuve aujourd'hui, il se passe quelque chose du côté du jeune cinéma français. Une vision du medium très éloignée du ciné franchouillard à la papa ou des grosses comédies que le public s'enfile par paquets de douze. Une nouvelle génération prend doucement mais sûrement le pouvoir et elle n'a pas peur de se confronter à sa propre notion de l'art. Nous en avons une nouvelle preuve avec Jessica Forever, premier long-métrage de Caroline Poggi et Jonathan Vinel.

Car il ne faut pas faire grand cas des conventions du cinéma confortable de notre pays pour sortir un tel premier film, avec l'objectif premier de se faire remarquer, de se démarquer tout autant qu'imposer son propre style dès le début de sa carrière. Avec Jessica Forever, les réalisateurs nous convient donc dans un monde étrange, si loin et si proche du notre, une sorte de parenthèse désenchantée exigeante qui requiert une bonne ouverture d'esprit pour s'y plonger et s'y perdre, avec un certain délice d'ailleurs.

 

photo, Aomi MuyockJessica (Aomi Muyock), madone des temps modernes

 

Le monde de Jessica Forever, c'est une société qui traque les orphelins, livrés à eux-mêmes et perdus dans la violence et les exactions. Des nuées de drones armés, les forces spéciales, parcourent les villes à la recherche de ces dangereux criminels. La mystérieuse Jessica, elle, fait le choix inverse.

Elle les recueille, les forme, les arme et leur donne tout l'amour dont ils ont manqué pour qu'ils puissent un jour vivre comme les autres. Mais, entre une société qui ne veut pas d'eux et leur propre violence intérieure qu'ils ont bien du mal à contenir, leur quotidien s'apparente plus à un chemin de croix.

 

photoUne radicalisation en contre-pied constant qui sème le trouble

 

PARENTHÈSE DÉSENCHANTÉE

Là où n'importe qui d'autre aurait fait le choix du pur film de genre, Caroline Poggi et Jonathan Vinel préfèrent la poésie, quitte à déstabiliser le spectateur. En droite lignée d'un Bertrand Mandico, Jessica Forever en appelle aussi à la Nouvelle Vague pour aboutir à un mélange très particulier, voire unique. Jessica Forever est un peu tout et rien à la fois et c'est ce qui en fait son charme.

Tournée en Corse et en Occitanie, il nous propose des paysages de rêve utilisés de telle sorte qu'ils accèdent à un statut mythologique, magnifiés en cela par de superbes crépuscules comme autant de symboles d'une fuite en avant d'ores et déjà perdue. Le pari le plus audacieux du film est bel et bien de ne jamais nous donner ce que l'on attend d'un tel sujet.

 

photoLes nuées d'une société crypto-fasciste qui n'accepte plus la différence

 

Si Jessica Forever se permet quelques rares scènes d'action, il préfère se concentrer sur cette famille bizarre où l'étrange Jessica (magnétique Aomi Muyock) règne telle une madone. Figure divine, mère absolue des laissés pour compte, elle pourvoit à tous leurs besoins et les protège du monde et d'eux-mêmes. Il est intéressant d'ailleurs de constater que le film joue habilement des figures imposées et d'instants du quotidien inattendus.

En fait, Jessica Forever n'utilise son cadre dystopique et iconique que pour nous présenter un groupe d'individus paumé dans une société qui les rejette en nous montrant avant comment se déroulent leurs journées. Et l'effet est très efficace car il donne une vraie aura à ces jeunes hommes et fait que l'on s'attache énormément à eux.

Le duo de réalisateurs maitrise à la perfection ce choc des deux mondes avec, d'un côté, les jeunes en habits guerriers, fusils en main, prêts à incendier le monde, et de l'autre, ces mêmes garçons totalement dévoués à leur mère, de grands enfants qui bouffent des céréales, commencent à s'intéresser aux filles et parlent comme des gamins de 8 ans. Etrange et très bien vu.

 

photoInstant magique dans une triste réalité brûlée par le soleil

 

MADE IN RANCE

Jessica Forever risque cependant de laisser quelques spectateurs de marbre par son traitement peu conventionnel et poétique. En effet, le film se permet quelques instants de pure magie qui risquent d'en déstabiliser plus d'un. Quand on les couple avec de violentes ruptures de ton, le but des réalisateurs parait évident : Jessica Forever cherche seulement à créer un objet de pure poésie sensorielle, de créer un pont entre le ressenti, l'imagerie fantastique qui est la nôtre et l'intellect et la société actuelle.

Si le film ne s'apesantit jamais sur le contexte et la satire sociale qui en sont le fond, tout comme il ne cherche jamais à expliquer qui est vraiment Jessica, il avance par petites touches subtiles et par certaines séquences d'une beauté affolante (on pense notamment à un passage musical très beau qui réunit tous les personnages isolés dans leur douleur dans un rituel encore une fois très poétique), tout en se permettant de retomber dans des instants plus clichés qui n'ont d'autre fonction que de faire avancer l'histoire.

 

photoJessica, aux petits soins avec ses enfants

 

Une recette qui, là encore, risque de se heurter à l'incompréhension de spectateurs aux goûts et aux références normés mais fait la force du film. Tout comme le parti-pris de livrer une histoire plus atmosphérique que narrative ou encore le fait d'exiger de ses comédiens un jeu anti-naturel assez perturbant au début.

Alors, Jessica Forever nouvel étendard d'un jeune cinéma français affranchi de ses anciennes conventions et prêt à bouffer le monde ? Pas totalement parce que le film comporte quand même un certain nombre de défauts. Première oeuvre oblige, il n'est de ce fait pas entièrement maitrisé et plus d'une fois on se dit que le sujet était peut-être trop ambitieux pour un si petit budget. On déplore aussi que seuls quelques membres de cette famille étrange soient mis en avant alors que la totalité d'entre eux mériterait que l'on s'y intéresse.

 

photo, Aomi MuyockMais faut pas la chercher non plus

 

Dans le même ordre d'idée, on a l'impression que le film ne va pas au bout de son sujet, notamment quand il esquisse le versant oedipien de cette famille qu'on aurait aimé plus explorer. Enfin, l'équilibre entre la poésie recherchée et les figures imposées est très fragile, à l'image du film tout entier et son traitement marginal risque de s'aliéner les spectateurs peu informés qui s'attendent à y voir un gros film de genre avec des flingues ou un objet pop en mode "néon et synthwave".

Jessica Forever, c'est tout et rien de tout ça en même temps. C'est un film qui creuse son propre sillon, qui cultive sa propre marginalité en restant sourd aux conventions et aux attentes de qui que ce soit. Un film fait avec amour et passion par leurs artisans qui cherchent avant tout à s'exprimer comme ils le sentent et pas autrement. Et c'est ce qui en fait toute sa valeur.

 

affiche

Résumé

Imparfait et limité par ses petits moyens, Jessica Forever mérite pourtant que l'on s'y intéresse de près. OVNI sorti de nulle part, poétique et exigeant, il défie les codes et s'inscrit dans une marge passionnante. De quoi nous donner l'envie de surveiller l'évolution de la carrière de ses deux réalisateurs. A voir quoi qu'il arrive.

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Lecteurs

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commentaires
MystereK
10/05/2019 à 13:37

Film déroutant vu en présence de l'actrice qui a répondu à nos questions. Une ambiance naïvement poétique en harmonie avec le sujet.

Haiku
04/05/2019 à 13:54

Superbe critique. Tout à fait le même ressenti. J'ai apprécié le voyage proposé.

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