Une pluie sans fin : critique qui se souvient

Lino Cassinat | 3 août 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Lino Cassinat | 3 août 2018 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Fondé seulement en 2008, le festival international du film policier de Beaune a pourtant un excellent flair. Depuis 2014, l’événement a décelé chaque année une ou plusieurs petites pépites, venues systématiquement consteller la période estivale. Le moyen d'apporter un vent de fraîcheur à la caniculaire saison des blockbusters, avec des propositions de cinéma de qualité, toujours intéressantes voire assez radicales. Le crû 2018 nous a déjà apporté le très bon The Guilty, il est désormais temps de s'attaquer au grand gagnant de cette année : Une pluie sans fin de Dong Yue.

UNE PLUIE BIEN BEAUNE

Les films qui sortent de Beaune sont un peu bancals (Man On High HeelsQue Dios nos perdone), mais en général ils sont extrêmement bien ficelés et pourvus d’une identité forte (Le Caire confidentielVictoria, Les ArdennesLes Poings contre les murs), quand ce ne sont pas carrément des diamants noirs qui méritent largement qu’on s’y attarde (le suffocant '71, l’hypnotique La Isla mínima, et l’ultra vénéneux Black Coal).

Bref, Beaune est devenu un lieu de très bon aloi pour qui aime le cinéma et les polars en particulier (pour preuve, Brian De Palma lui-même a fait l’honneur de sa présence en 2016). A tel point que depuis quatre ans, le fameux « polar de l’été » est un film passé par le festival. Difficile donc pour le cinéphile de faire l’impasse sur Beaune désormais, et si on vous a déjà dit tout le bien qu’on pense de The Guilty (prix de la critique), il est temps de s’attaquer au grand gagnant de l’édition 2018 : Une pluie sans fin. Autant vous le dire d’emblée, on est plus mitigés.

 

photo"Vestige d'une nation glorieuse"

 

SOUVENIRS DE CHARBON NOIR

Près d’une vieille usine industrielle dans le sud de la Chine au milieu des années 90, une série de meurtres au mode opératoire similaire commis sur des jeunes femmes inquiète la police. Mais pas assez au goût de Yu Guowei, le chef de la sécurité de l’usine, qui décide de mener son enquête en dehors du cadre légal, une décision qui aura un impact sur les 20 prochaines années de sa vie.

Passée la très courte mais très belle scène préambule en forme de flashforward et la toute première réplique claquante comme un coup de tonnerre de notre protagoniste, la première heure d’Une pluie sans fin déçoit. Par son synopsis, par le cachet de son image et même par ses personnages, le premier long-métrage de Dong Yue est plaisant certes, mais il rappelle énormément Memories of murder, preuve par ailleurs s’il en fallait une que ce dernier est devenu un incontournable.

 

photoMemories of quoi ?

 

Vraiment, malgré la qualité du travail abattu par le réalisateur et les nombreuses tentatives du film pour sortir de l’ombre du géant tout en restant dans son sillage, c’est impossible de ne pas penser à l’oeuvre qui l’a précédé. Difficile pourtant d’en vouloir à Une pluie sans fin, tant on sent qu'il essaye de se dépêtrer de cette influence, et on se sent sincèrement désolé de devoir lui jeter cette pierre, mais le fait est là : ce premier film peut louvoyer stylistiquement comme il veut, il a énormément de mal à ne pas évoquer une version redux du polar coréen.

Evidemment, on peut rétorquer que chaque film ou auteur est aussi le résultat de ce qui le précède, et même se dire qu’il y a pire comme influence. Mais Une pluie sans fin n’arrive pas, dans son premier et même son deuxième temps, à trouver un autre éclairage que celui de Memories of murder sur un point de départ très similaire. Il peine surtout énormément à faire vivre pleinement les nuances qu’il souhaite apporter... avant que celles-ci ne viennent retourner le film comme un gant.

 

photo, Yiyan JiangMutation en cours

 

INUTILE / VESTIGE / NATION / GLORIEUSE

On ne spoilera rien, mais là où Une pluie sans fin se démarque de son illustre aîné c’est par sa plongée vertigineuse dans l’intimité de son personnage principal : là où les personnages de Memories of murder ne sont incarnés que par leur travail, le foyer prend soudainement une place très importante dans Une pluie sans fin dans la deuxième moitié de son récit, quand il n’y a plus de travail justement.

Bien plus saisissant et angoissant, ce deuxième morceau se resserre sur le couple de personnages principaux. Il parvient à créer une belle tension grâce à un procédé aussi vieux que le genre du polar lui-même mais toujours efficace : plus on s’enfonce dans l’intimité, plus on ressent de l’empathie, et plus la mise en scène s’amuse à rapprocher le danger de nos personnages. Une montée jusqu’à ce que, summum (classique) de la cruauté, ils se condamnent eux-mêmes.

 

photoPolitique et intimité

 

En passant du strict cadre réaliste de l’enquête policière à celui de l'intime, plus tortueux, brumeux et plein de faux semblants, Dong Yue fait bifurquer son film et brouille les pistes de fort belle manière. Cela lui permet de se dégager avec brio et par un biais assez inattendu de l’influence envahissante de Bong Joon-ho... pour mieux retomber à pieds joints dans celle de Diao Yinan et de son Black Coal.

C’est vraiment terrible, et on est encore plus confus de voir que malgré un travail de très bonne qualité et les meilleures intentions du monde, il faut à nouveau en convenir : Une pluie sans fin ressemble beaucoup dans sa deuxième partie à Black Coal (même si cette proximité est bien moins frappante que celle avec Memories of murder). Et il faut attendre le dernier quart d’heure du film pour qu’Une pluie sans fin trouve enfin le moyen de faire la synthèse de ce qui l’anime à travers son double dénouement final et commence à trouver son propre chemin au cours de l’épilogue. Dommage le film est déjà fini.

 

photo, Duan YihongDuan Yihong

 

Pour parachever le tout et être tout à fait honnête, il faut aussi admettre que le film pêche d’un point de vue technique, très rarement certes, mais toujours méchamment malheureusement. Aussi beaux que soient les décors et les lumières de l’usine et surtout des scènes d’intérieur à deux entre Yu Guowei et Yanzi, il faut aussi composer avec deux scènes sur un pont avec un fond vert voyant ou encore une scène avec une fausse neige numérique assez gênante. Fruit d’une incompétence technique (ça paraît très peu probable) ou d’un trou dans le budget, peu importe. Dans tous les cas, c’est franchement rageant car les trois scènes en question sont trois moments clés absolument essentiels au film, et s’ils ne s’en trouvent pas gâchés, ils restent tout de même abîmés par cette limite matérielle. Heureusement, la musique de son côté est absolument parfaite.

Fort de tout cela, que reste-t-il d’Une pluie sans fin de Dong Yue ? Pour notre part, ça sera un bel espoir malgré tout, car la patte du réalisateur, si elle est difficile à repérer, est pourtant bien présente : le prologue, l’épilogue, les scènes sur le pont et dans le salon de coiffure témoignent en sourdine d’une rage politique ardente et d’un pessimisme désabusé abyssal de la part de leurs auteurs. Elles laissent alors entrevoir la possibilité d'un futur dans lequel Dong Yue pourrait avoir la force d’embraser le monde, pour peu qu’il parvienne à trouver son chemin et à devenir qui il est.

 

Affiche française

Résumé

Une pluie sans fin aurait pu se résumer à la juxtaposition appliquée mais un peu creuse de deux beaux morceaux opposés de polars asiatiques, mais curieusement la greffe ne prend pas trop mal... pendant 15 minutes et après 2 heures d'opération. Cependant ces 15 minutes sont suffisamment fortes pour qu'on y croit pour la suite, mais il y a du chemin à faire.

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