Critique : La Corde

Jérémy Ponthieux | 12 novembre 2012
Jérémy Ponthieux | 12 novembre 2012

Il y a ces films qu'on évoque pour leur prouesse technique. Ces longs-métrages qui sont des cas d'école dans les cours techniques des Fémis & co, cités au hasard d'un hors-série sur une figure cinématographique. En ingénieux concepteur d'images, Hitchcock est un rendez-vous régulier de la grammaire cinématographique, tant les nombreuses intrigues qu'il aura cinématographié ont fait appel à une technique à chaque fois adaptée : plan subjectif pour Fenêtre sur Cour, surimpression pour Psychose, coupe franche pour les Oiseaux... Les exemples sont légions et continuent aujourd'hui encore d'émerveiller de jeunes férus de l'analyse universitaire. Sauf qu'à bien y regarder, plus rares sont les œuvres du maître à voir leur propos éclipsé par l'habilité technique de leur réalisateur. On fait rarement appel à la vue subjective de James Stewart pour la beauté du geste, mais d'abord parce que celle-ci sert un propos, un discours, une fourmilière réflexive miroitant la société contemporaine, le voyeurisme voire un féminisme sous-jacent. Si il en est de même pour La Corde, sorti en 1948, c'est souvent pour vanter sa maestria technique plutôt que pour déconstruire son fascinant propos de fond.

Une machination s'exercerait t'elle sur cette œuvre trop rarement citée ? Y'aurait-il une raison freudienne qui ferait d'un cinéphile un caricaturiste de la forme ? Peut-être bien un peu, et celle-ci tient dans un nom composé : plan-séquence. Cette figure, porte-étendard du défi technique, a cette unique capacité d'accaparer toute l'attention du spectateur au mépris parfois de ce qui se passe dans l'écran, devenant un truc de magicien destiné à épater la galerie. Imaginez alors un peu qu'un film tout entier n'en soit plus qu'un (de plan-séquence) et que de cette prouesse on fasse un argument marketing de poids. Un peu si comme une nouvelle attraction éclipsait l'aura du parc qui la contient, le légendaire plan-séquence de La Corde est devenu l'argument majeur qui fait qu'une jeune génération se penche sur le film dans la masse des productions du cinglant britannique, non sans avoir préalablement préféré le doux visionnage des dits classiques du cinéaste. Une situation au final bien fantasmatique puisqu'un seul visionnage suffit pour faire pencher l'intérêt de la hâblerie visuelle vers la fascination du discours.

Il y a d'abord un plan-séquence au morcellement aujourd'hui plus grossier qu'hier, quoique certaines coutures tiennent admirablement bien la route. Handicapé alors par la durée des bobines (10 minutes maximum, ce qui ramène le compte à 10 plans-séquences de durée fluctuantes), le cinéaste se voyait régulièrement contraint de zoomer vers un tissu ou un objet afin de camoufler les glissements. Cela donne parfois une allure un poil trop formellement ludique en comparatif des autres classiques qui savaient faire le pont d'avec la richesse de leur propos. Paradoxalement, le cynisme affiché du récit est si fort qu'il donne un équilibre d'éléphanteau à l'ensemble du film, livrant une œuvre où Hitchcock s'amuse plus ouvertement de la dureté de son intrigue qu'ailleurs. Et ce dès les premières minutes.

L'ouverture du film est éloquente en ce que sa violence ne fait plus du spectateur un seul voyeur mais un complice virtuel d'un meurtre et de sa dissimulation angoissée. Avec une habilité confiante, Alfredo joint à son psychopathe de meurtrier un deuxième coupable en forme de miroir : quand l'un jouit du jeu malsain qu'il croit contrôler, l'autre camoufle mieux sa victime que son angoisse, suintant de honte devant l'irréversible crime qu'il vient de commettre. De cette manière, le cinéaste nous fait s'attacher au meurtrier repenti que l'on sent fragile et donc aussi, dans une délicieuse chorégraphie des corps, à son psychotique d'ami.

C'est cette opposition précaire qui créée la dynamique du suspens si chère à Hitchcock, renforcée par la venue progressive des proches de la victime ou par la perspicacité du cynique Rupert Cadell. Faire jouer à James Stewart le rôle d'un recteur ironisant sur la condition humaine et d'un mépris nietzschéen pour tout signe de faiblesse ne ressemble pas seulement à un amusant et réussi contre-emploi. C'est aussi parce qu'il conserve ce flegme irrésistible que l'acteur parvient à rendre attachant un personnage à l'origine même d'un crime épouvantable; et que l'on vibre du duo en danger à la potentielle découverte du cadavre. Régulièrement relancée par une caméra tournoyant autour du coffre, la sensation de danger est permanente, et l'on s'amuse jaune des sous-entendus verbaux du plus calculateur des deux jeunes garçons. 

Traversé de moments follement inventifs (en particulier ce flash-back où l'invisibilité des corps rafraichit une figure usée), le film avance en tension permanente vers son final, fascinant virage vers une noirceur éreintante. Là, Hitchcock cristallise non seulement la force de son plan continu mais donne de l'ampleur à ses personnages, à l'instar d'un Rupert Cadell pour qui le poids de décennies d'enseignement biaisé revient en pleine figure comme un élastique mal tenu. Dans une chorégraphie théâtrale qu'on jurerait tirée de la pièce d'origine, le film se termine sur une note d'une bouleversante cruauté, glaçant le sang de son spectateur aussi puissamment que le regard en surimpression de Norman Bates. L'analyse n'a alors plus qu'à prendre le pas, bien aisée de gratter l'homosexualité sous-jacente des meurtriers, les inclinaisons bourgeoises pour la domination ou la civilisation urbaine d'une pulsion primaire.

Autant d'éléments qui dépassent le simple cadre de la prouesse technique, et qui font de La Corde un puissant quoique peu mesuré testament d'une ironie toute hitchcockienne.

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