L'Ivresse du pouvoir : Critique

Erwan Desbois | 20 février 2006
Erwan Desbois | 20 février 2006

Dans le milieu du cinéma comme ailleurs, les grands fauves ne meurent jamais : à l'instar de Woody Allen et son Match point, Claude Chabrol en apporte la preuve éclatante avec cette Ivresse du pouvoir qui rend le spectateur lui aussi ivre... de joie. 

Le réalisateur français est toujours fidèle à son thème de prédilection : les comportements humains dans le cadre des rapports – ou plutôt des conflits – entre les différentes classes sociales. En s'appropriant l'affaire Elf, il délaisse en effet détournements de fonds et commissions occultes pour se recentrer sur le parcours personnel de ceux qui en furent les deux acteurs principaux, la juge Eva Joly/ Jeanne Charmant Killman/ Isabelle Huppert et le chef d'entreprise Le Floch – Prigent/ Humeau/ François Berléand. Tous deux ont en commun de venir d'un milieu modeste et de s'être fait à la force du poignet une place dans les hautes sphères de la société – dans les arcanes du pouvoir.

Autour d'eux, Chabrol « croque » avec délectation une impressionnante galerie de seconds rôles – familles, collègues, politiciens –, qui font de L'Ivresse du pouvoir une chronique sociale ravageuse dans la lignée de La Cérémonie, son dernier grand film en date. En effet, derrière l'image lisse et équitable d'une société qui voudrait faire croire qu'elle a gommé discriminations et injustices se cache une réalité immuable et beaucoup moins avouable. À savoir que les « petites gens » interchangeables tels que Jeanne et Humeau le resteront toujours, et qu'en attendant d'être remplacés ils ne bénéficient que de la liberté qu'on veut bien leur donner. Ainsi, en tant que juge d'instruction Jeanne mène en théorie son enquête en toute indépendance et avec tous les moyens qu'elle souhaite ; mais elle a un supérieur hiérarchique, qui a lui-même un supérieur, qui a des relations…

« L'important, c'est que nos structures [de manipulations et de contournement des lois] tiennent bon », dit un sénateur véreux à ses complices au cours du film. Chabrol ne se gêne pas pour dénoncer les dérives du système stigmatisées par ce scandale mais, confronté à cette comédie du pouvoir – celui que l'on a et celui que l'on subit –, il choisit d'utiliser comme moyen d'accusation l'arme redoutable qu'est l'humour. Un humour de farce, car c'est bien ce dont il s'agit ici, tant les sommes en jeu sont énormes et les réseaux de manipulations complexes. Comme toutes les meilleures farces, L'Ivresse du pouvoir fonctionne car elle n'hésite pas à forcer le trait dans la caricature et la facticité tout en conservant un socle réaliste solide. La description du fonctionnement de la justice est détaillée jusque dans ses moindres points de procédure, de même que le déroulement d'une enquête est décrit sans fioritures. Mais pour tout ce qui relève de la fiction, l'exubérance est de mise. Des apparences des personnages – les gants rouges de dominatrice de Jeanne, les démangeaisons de Humeau dues au stress – à leurs noms propres minutieusement composés (maître Parlebas, un chef d'entreprise séducteur nommé Sibeau), tout concourt à commenter l'action en exagérant la fonction et les caractéristiques de chacun.

Libérés de toute contrainte par ce délicieux glissement vers la folie douce, les acteurs (Huppert et Berléand mais aussi Patrick Bruel, Marilyne Canto, Robin Renucci…) s'en donnent à cœur joie. Tout comme Chabrol, qui va jusqu'à intégrer à son récit un narrateur (le neveu de Jeanne, qui a fait l'ENA avant d'abandonner pour s'enfuir de cet univers de requins en devenir) et un chœur (les politiciens et mafieux qui ont le vrai pouvoir, aux cigares tous plus énormes les uns que les autres). Leur présence, à la fois drôle et instructive, artificielle et porteuse des plus grandes vérités du film, permet au metteur en scène de réussir son coup en beauté sur tous les tableaux .

 

 

Résumé

À partir de trames ténues (Merci pour le chocolat, La Fleur du mal), Chabrol aboutissait à des films « friandises », certes mineurs mais jamais désagréables à suivre ; il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'en mettant son immense talent au service d'un – très – bon sujet, il réalise rien de moins qu'un chef-d'œuvre jubilatoire.

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