We Blew It : Critique mélancolique

Simon Riaux | 8 novembre 2017 - MAJ : 09/03/2021 15:58
Simon Riaux | 8 novembre 2017 - MAJ : 09/03/2021 15:58

Historien et critique du Septième Art parmi les plus influents de sa génération, Jean-Baptiste Thoret a contaminé nombre d’aspirants cinéphiles à la cause d’un Septième Art décomplexé et généreux, où ne se contredisent jamais vision politique de l’esthétique et amour du genre, voracité plastique et articulation du discours. Ses travaux auront largement contribué à conceptualiser le Nouvel Hollywood, son influence majeure, sa richesse et sa puissance.

 

GO WEST, YOUNG MAN

Après une année en forme de road trip pour emballer We Blew It, on pouvait légitimement s’attendre à un digest, copieuse retranscription filmique de sa somme de 2006, Le Cinéma Américain des Années 70. C’était oublier que Thoret était déjà familier de l’odyssée critique et théorique, dont Les Voix Perdues de l’Amérique (errance passionnante aux côtés de Michael Cimino, publiée en 2013), annonçait déjà le dépassement du sujet par son auteur et son désir de pousser réflexion et création de concert.

 

PhotoLa désenchantée Coney Island

 

Avec We Blew It, il se fait véritablement metteur en scène de cinéma, et arpente le territoire américain, l’émaillant de rencontres avec des cinéastes, comédiens, journalistes, mais pas seulement. C’est l’Amérique elle-même, bien plus que sa représentation fantasmatique, qui s’invite à l’écran, au fur et à mesure que le film se heurte à deux principes venant briser ses éventuelles aspirations historiques ou purement testimoniales. Non seulement Thoret est progressivement embarqué au cœur de la campagne électorale qui verra Trump triompher, apportant quantité d’intervenants passionnants et inattendus, mais le métrage mute également au fur et à mesure qu'il nous donne à percevoir les transformations radicales de l’espace qu’il parcourt.

 

PhotoLa nuit du Burning Man

 

Dans cette nouvelle Amérique éclatée, la discontinuité fait désormais loi, le road trip – et son pendant cinématographique - cette figure constitutive de sa matrice mythologique, est devenue impossible. Prolongeant la pensée à l’œuvre chez Baudrillard dans Amérique, constatant la dimension puissamment légendaire, métaphysique, des régions qu’il traverse, tout en donnant chair à leur irréconciliable morcellement, il dresse à la fois l’autopsie d’un mouvement artistique dont les grands gestes hantent encore durablement la cinéphilie, autant qu’il dresse le premier portrait filmique et organique de l’Amérique de Trump.

 

PhotoMichael Mann

 

ELECTRA GUIDE IN BLEW

Le Nouvel Hollywood a foiré, Reagan s’est finalement accompli à travers la figure d’un avatar orangé rebattant les cartes symboliques, redessinant les clivages à la faveur de la disparition de Bernie Sanders du champ électif. Pour autant, We Blew It ne se contente pas d’être un instantané du démembrement du corps social américain, ou une relecture du voyage de Tocqueville.

La bouleversante mélancolie qui l’habite, la présence ineffable du récemment disparu Tobe Hooper, font du voyage la cartographie vertigineuse d’une incroyable maison hantée. C’est le spectre du politique, le spectre d’un cinéma total, que décrit Jean-Baptiste Thoret. S’il use abondamment de citations, il ne les égraine jamais et ne promène pas sa cinéphilie à la manière d’un chapelet de déférence ou de complaisance. Il préfère habiter et incarner des mises en scènes, des concepts.

 

PhotoFred Williamson, figure de la Blaxploitation

 

Aidé par la remarquable photographie de Denis Gaubert, le réalisateur fait montre d’un sens du cadre, d’une conscience de la grammaire visuelle parfois stupéfiante, que les espaces de son cinéma réinvestissent ceux de Mann, Carpenter, Ford, le Nevada de Point limite zéro, ou, lors d’un plan final somptueux. En huit minutes, se conclut inexorablement un film qui choisit pour s’achever de marier La Horde Sauvage, Electra Glide in Blue et tous leurs descendants. Alors que l’image vire progressivement au noir et blanc, la conscience que cette Amérique rêvée s’en est allée, que ses films adorés, ses artistes questionnés, s’apprêtent à rejoindre une Atlantide mélancolique s’installe, pour ne plus nous quitter.

Au-delà des nombreux metteurs en scène, quidams et observateurs qu’il ausculte, We Blew It s’impose comme un des plus beaux films récents, tant sur les Etats-Unis, leur impact artistique, leur devenir mythologique, que notre propre rapport à ces récits fondateurs.

 

Affiche officielle

Résumé

Rêve spectral d'une Amérique et d'un cinéma disparus, le film de Jean-Baptiste Thoret est un des plus poétiques et politiques de 2017.

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commentaires
Starfox
09/11/2017 à 16:20

Thoret, passionnant. Ses "présentations" de films au centre des arts d'Enghien (visibles sur youtube, sorcerer, miami vice, deer hunter, l'année du dragon, etc... etc...), c'est tout simplement de l'or en barre.

Et pis bon, c'est un ancien de Starfix, bon ok Starfix Nouvelle Génération, mais c'est pas grave ça, il fait quand même partie de la famille.

Dirty Harry
08/11/2017 à 22:02

Thoret est évidemment très sympathique pour les cinéphiles, il dépasse les clivages et son approche est toujours bien documentée. Evidemment pour ce sujet il barbote comme un canard tant les années 70 c'est sa came...il m'a fait découvrir le cinema conspirationniste de cette époque et je l'en remercie : Paralax View, trois jours du condor mais aussi un très bon petit film très particulier : The Swimmer qui reste en tête. Et son livre sur les Masques de Carpenter est très bon aussi. Je suis sur que ce documentaire n'est pas dans le style très "suce establishment" de Laurent Bouzereau et c'est tant mieux.

Redmond Barry
08/11/2017 à 21:10

Merci pour cette critique.

Je regrette que ce film ne soit pas diffuser vers chez moi.

J.B Thoret a eu une importance capitale quant à mon approche du cinéma, sa compréhension et son décryptage.

Il m'a fait découvrir le cinéma américain et l'Histoire qui va avec, de même que le cinéma italien, de genre ou "classique".

Il a complètement changé mon regard sur cet art.

Je suis maintenant comme John Nada du film "They Live" (invasion L.A) de Carpenter. J'ai posé les lunettes sur mon nez et là...

Merci encore pour cette critique qui donne envie.

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