Critique : Adresse inconnue

Patrick Antona | 3 février 2005
Patrick Antona | 3 février 2005

Avec Adresse inconnue et son récit âpre, Kim Ki-Duk s'est attaché à décrire le destin tourmenté d'une certaine jeunesse coréenne, dans une ville de province encore marquée par la présence de l'armée américaine, l'action du film se situant 20 ans après la guerre de Corée. Comme dans nombre de ses films, c'est la violence qui prédomine, tant psychologique que physique, et qui représente le seul moyen d'expression de personnages meurtris. Mais la recherche identitaire et la quête de reconnaissance sociale sont aussi à la base des sentiments éprouvés par les trois personnages principaux, perdus dans une espèce de no man's land où trône la caserne américaine. Cette dernière apparaît comme un lointain fantôme du rêve américain auquel cette jeunesse à la dérive semble s'accrocher. Tout comme cette mère coréenne qui s'échine à envoyer et renvoyer une lettre au père américain de son enfant, mais qui lui revient à chaque fois (d'où le titre du film),

Pour Kim Ki-Duk, ses personnages sont représentatifs de la jeunesse coréenne des années 70, et de sa désespérante condition. Chank-Guk, le personnage le plus marquant, métis issu de l'union d'une coréenne et d'un soldat afro-américain, au caractère trempé mais immature, passe ses frustrations sur les chiens, dans des scènes de bastonnade assez éprouvantes (âmes sensibles s'abstenir !) ainsi que sur sa mère. Cette dernière, complètement obsédée par le désir de retrouver le père de son enfant, continue à parler anglais et vie complètement recluse dans sa caravane. Eunok, la fille, souffrant du fait d'être borgne, vit dans un mutisme que seul Jihum (en fait inspiré par Kim Ki-Duk lui-même), apprenti photographe harcelé par ses camarades, tentera de percer.

Ici, pas de recherche esthétique comme dans L'île, le style est rude et sec, peu de dialogues mais de brutales ruptures de ton qui sont comme des électrochocs. Mais la sècheresse de la chronique est tempérée par des scènes à l'atmosphère décalée, proche de l'absurde et emprunt de surréalisme, à l'image de ces soldats américains continuant leurs manœuvres d'entraînement au milieu des champs désolés, jusqu'au comique avec la séquence de la marche en file indienne, chacun des protagonistes affichant un oeil amoché. Ou encore avec la scène de traduction du magazine « Playboy ». Evitant aussi le côté pamphlet anti-colonisateur qui aurait alourdi son propos (bien qu'il n'hésite pas à présenter les USA comme un pays occupant !), Kim Ki-Duk nous entraîne à découvrir le quotidien frustre de ces jeunes gens et en même temps nous présente un constat sur l'état de la Corée du Sud, encore traumatisée par la scission et la guerre qui en suivit.

Et c'est en s'appuyant en grande partie sur le jeu de ses acteurs, tous épatants, qu'il arrive à développer non pas une empathie mais une certaine tendresse envers ces personnages. Présentés comme des archétypes du paysage sociologique de la jeunesse, avec le garçon frustre et perdu, l'intellectuel en but en brimades et la jeune fille en quête de beauté, chacun luttant à sa manière contre la déshumanisation, ils peuvent nous laisser croire qu'il reste un espoir malgré la noirceur de l'histoire, et le constat final et amer du réalisateur, matérialisé dans un final baroque et cruel.

Véritable chef d'oeuvre qui a mis plus de trois ans à arriver sur nos écrans (le film date de 2001), à la fois parabole politique et chronique humaine poignante, Adresse inconnue est des films qui, à l'instar des drames sociaux italiens de l'après-guerre, permettent de découvrir le drame d'un peuple et ses aspirations sous un autre prisme, tout en prenant une sacrée leçon de cinéma.

Résumé

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