Critique : Coffret Fassbinder (Lili Marleen + Pionniers à Ingolstadt + Whity)

Nicolas Thys | 29 janvier 2007
Nicolas Thys | 29 janvier 2007

Petit rappel : Rainer Werner Fassbinder est l'un des rares artistes qui parviennent à mêler nombre et qualité. Fassbinder c'est 43 films et téléfilms réalisés en 16 ans à peine dont quelques courts métrages et une série télévisée de 15 heures (à faire pâlir Jean-Pierre Mocky et Woody Allen !) et un nombre incalculable de pièces de théâtre écrites, montées et de rôles dans d'autres films que les siens. C'est aussi, avec Wim Wenders et Werner Herzog l'un des trois piliers du cinéma allemand d'après-guerre. Après sa mort, à l'âge de 37 ans, Jean-Luc Godard, que le cinéaste allemand admirait, n'a pu que s'exclamer : « Comment voulez-vous qu'on ne meurt pas jeune quand on a fait tout seul l'essentiel du nouveau cinéma allemand ! ».

Voilà bientôt deux ans Carlotta nous gratifiait d'un coffret comprenant 18 DVD et une grande partie de l'oeuvre de Fassbinder suite à la rétrospective qui eut lieu au Centre Georges Pompidou à Paris. Pour commencer à compléter cette magnifique série à laquelle il manquait encore une bonne douzaine de films c'est Opening qui s'y colle avec un nouveau coffret de trois films tous inédits en zone 2 et à chaque fois Hannah Schygulla dans le rôle titre. Il comprend une oeuvre majeure et incontournable, Lili Marleen, un très bon film méconnu, Whity, et un téléfilm qui vaut essentiellement le coup d'oeil pour les aficionados mais dont les autres peuvent aisément faire abstraction, Pionniers à Ingolstadt.

Lili Marleen : 9/10

Dans Lili Marleen c'est en cinéphile et en inconditionnel de Douglas Sirk que se pose Fassbinder. Il va reprendre à son compte les grands codes du mélodrame à l'américaine et à l'allemande qu'il va détourner et sans cesse amplifier pour réaliser ce qui est l'une de ses plus grandes œuvres. Tout dans ce film va d'ailleurs être propice au détournement à commencer par la trame principale. A l'origine le film devait raconter l'histoire de la chanson, qui a réellement été un succès auprès des soldats allemands de la Wehrmacht après avoir connu un échec commercial en 1938. Le cinéaste y a ajouté la romance entre Hannah Schygulla et Giancarlo Giannini qui n'a par contre jamais existée. De même la chanteuse d'origine Lale Andersen n'a semble t-il jamais lutté aux côtés de la résistance antinazi comme le suggère le film.

L'histoire de la chanson, d'abord prépondérant, n'est en fait qu'un prétexte à une histoire d'amour impossible sur fond de guerre vue depuis la Suisse et l'Allemagne entre un homme qui tente d'aider des juifs à s'échapper d'Allemagne et une femme devenue la coqueluche d'un pays et du parti contre lequel l'homme se bat avant d'entrer elle même dans la résistance. Tout semble avoir été écrit pour servir le genre éminemment musical du mélodrame : une chanson, un pianiste en devenir, une chanteuse de cabaret, une histoire déchirante et les accessoires et fils narratifs qui vont avec. Un schéma des plus classiques qui aurait pu mal tourner si le cinéaste allemand n'y avait apporté sa patte.

Tout ici est réalisé avec un goût du contraste et des oppositions : en Suisse entre le faste de la résidence de Robert et de ses parents qui semblent avoir les pleins pouvoirs sur le gouvernement et la semi misère de Willie surendettée, éléments qui seront inversés en Allemagne où elle aura ce qu'elle désire pendant que lui ne sera qu'un clandestin dans un pays qui le rejette. Les rapports de force, élément central de l'oeuvre de Fassbinder, sont beaucoup plus diffus et complexe puisque ni lui ni elle ne maîtrisent en fait quoi que ce soit : leur semblant pouvoir se révèle être une illusion. Au moindre faux pas ils en sont déchus. Ils sont également sans cesse épiés de toute part et deviennent les jouets de quelque chose de plus puissant, l'Histoire qui se déroule et qu'ils ne comprennent pas, aveuglés par leur amour que personne n'accepte. Elle ne devrait être que le jouet du nazisme pendant que lui ne devrait qu'être le jouet des antinazis. Le cinéaste allemand interprète d'ailleurs un rôle primordial même s'il est très court. Il est l'homme qui dirige la filière ultrasecrète de la résistance. On le voit peu, il disparaît comme il vient, semblable à une ombre, manipulant tout le monde. Et en même temps il joue son propre rôle, à la fois metteur en scène du film et directeur d'acteurs qui lui obéissent comme ses marionnettes et celui qui dirige le réseau entier avec ses protagonistes à qui il fait faire ce qu'il veut. Il est derrière mais toujours présent en filigrane.

Le soin apporté à la réalisation et au montage est également l'un des éléments qui font de Lili Marleen le chef d'oeuvre qu'il est. Une fois encore tout est propice au détournement et à la révélation des stéréotypes qui font le genre. Tout d'abord Fassbinder fait preuve d'une maîtrise rarement égalée de l'art subtil de l'ellipse qui n'a d'habitude pour autre but que de couper le superflus pour ne se concentrer que sur l'indispensable tout en ménageant le spectateur en lui évitant des coupes trop brutales. Le réalisateur germanique s'amuse en renversant l'utilisation habituelle de la plus belle des manières quitte à être le plus souvent très violent dans le montage instaurant un rythme rapide et soutenu à l'action : à peine un voyage évoqué à table qu'une seconde après les voilà parvenus à destination à plusieurs centaines de kilomètres.

Contrairement au cinéma hollywoodien qui implique le plus possible le spectateur Fassbinder crée une distanciation et met en avant le côté artificiel de ce qui est montré à l'écran : pour lui comme pour Sirk c'est bien simple tout style un tant soit peu réaliste est à proscrire dans le mélodrame mais Fassbinder utilise des effets propres au cinéma des années 70 et rarement utilisés auparavant pour y parvenir avec des mouvements de caméra très amples, très marqués et assez surprenants. Les envolées lyriques coutumières du mélodrame se retrouvent au coeur d'une mise en scène à la fois légère et nerveuse du plus bel effet. Les éclairages participent aussi à l'atmosphère atypique et mirifique de Lili Marleen. Le film est entièrement tourné avec des lentilles et des filtres particuliers créant une ambiance feutrée et des teintes lustrées. Chaque source de lumière blanche ou grise étincelle alors, comme des diamants exposés à la lumière. Cette technique sera réutilisée dans Le secret de Veronika Voss.

Whity : 8/10

1971, Fassbinder réalise 8 films et téléfilms dont Whity qui passe presque inaperçu et que l'on redécouvre ici avec délice. Cette fois le cinéaste germanique particulièrement attiré par le cinéma made in US s'attaque au western, autre genre typique d'Hollywood et de l'histoire des Etats-Unis mais dont plusieurs pays européens semblent s'être appropriés quelques miettes : l'Italie avec le western spaghetti qui eut son heure de gloire dans les années 60 et l'Allemagne où l'on recense plusieurs ouvrages datant du début du siècle se déroulant dans l'ouest américain.

Whity est un mélange de toutes ces influences à l'heure où le cinéma américain lui-même semble avoir presque abandonné le genre mais de nouveau Fassbinder en reprend quelques codes pour les détourner et réalise l'inverse de ce à quoi on pouvait s'attendre. En ce sens le meilleur qualificatif qu'on peut attribuer au film serait : Western dégénéré mais sans aucune nuance péjorative car Whity est un très bon cru pour ceux qui connaissent un peu l'oeuvre du réalisateur. Il reprend le saloon, ses ivrognes et ses bagarres, quelques scènes de rues assez rares et le racisme ambiant à cette époque dans le sud des Etats-Unis. Mais les portes deviennent des fenêtres, personne ne se parle, tout le monde se rejette.

Le protagoniste du film est un esclave noir surnommé de manière avilissante Whity car pour sa mère il n'est pas assez noir pour être Black, et pour les autres pas assez blanc pour être totalement White, un peu comme la Sarah Jane du Mirage de la vie, le dernier opus de Douglas Sirk, dont on retrouve quelques traces assez éparses notamment dans la question du racisme, du droit d'aimer qui il veut et du besoin d'être considéré comme un humain : thèmes sous-jacents mais qui reviennent sans cesse dans le film. Whity travaille avec sa mère pour un grand propriétaire terrien dont on devine qu'il est son père illégitime. Ce dernier est remarié et a eu deux enfants de sa précédente épouse. Mais dès le début rien ne va, tout est bancal, déséquilibré pour le plus grand bonheur du spectateur qui se demande à chaque instant où ce grand délire va mener. L'imprévisibilité est l'une des grande force du film.

Le père est un sadique renfrogné qui ne fait confiance à personne, sa nouvelle femme est cupide, masochiste et rêve de voir la famille entière mourir pour empocher de l'argent, l'un des enfants est atteint d'une forme d'autisme sévère et n'aime rien d'autres qu'éplucher des pommes de terre et le second est un malade arrogant rachitique et qui se travestit. Le ton est donné et tout va empirer jusqu'à un final rapide mais grandguignolesque, un simulacre de duel pour un western qui n'en est plus vraiment un. Les personnages ont d'ailleurs les figures de l'emploi : la mère de Whity est noire anthracite, certainement grimée de maquillage comme on le faisait dans les années 20 pour les acteurs blancs qui jouaient des personnages noirs, les autres membres de la famille ont le visage blanc voire bleu : la mort et la maladie se lit sur leur visage. Ils ne sont plus véritablement humains, juste de simples déchets qui hantent une demeure où rien ne bouge. Whity est dans un entre-deux, il est un point de liaison : tout le monde lui demandera à un moment où à un autre de tuer quelqu'un moyennant finances ou avantages matériels. Il se situe en bas de l'échelle sociale mais il est au centre de toutes les attentions, il observe et subit les rapports de force d'une famille qui n'est rien d'autre que étiolement d'une société de privilégiés. Son jeu est très étrange : presque rien ne transparaît de son visage excepté la douleur lorsqu'il est battu.

La mise en scène de Fassbinder une fois encore se joue des stéréotypes : il va droit là où cela fera le plus mal tout en s'attardant sur des détails insignifiants qui semblent interminables et faisant durer certaines séquences plus qu'elles ne devraient comme Sergio Leone le faisait mais cette fois sans suspense à la clé, rien que la représentation d'un ennui profond, du temps qui passe sans que rien ne puisse rétablir un quelconque ordre dans cette famille. Seule celle qu'il aime, une prostituée, chanteuse de bar blanche qu'il n'a pas le droit d'aimer en public sous peine de représailles et interprétée par une excellente Hannah Schygulla, parviendra à le faire sortir de ce système répressif. Les vingt dernières minutes, à partir du moment où il s'affirme et ose enfin passer une porte et non sortir par la fenêtre, sont magnifiques. Il passe de la soumission à la rébellion. Le film s'achèvera dans le désert dans un hommage évident et lucide aux Rapaces d'Erich von Stroheim.

Pionniers à Ingolstadt : 6/10

Téléfilm sorti en 1971, Pionniers à Ingolstadt n'est pas l'une des oeuvres les plus marquantes du cinéaste allemand. On retrouve dans cette romance acidulée aux airs de mélodrame certains des thèmes fétiches de Fassbinder comme par exemple les rapports de force auquel il ajoute l'incompréhension mutuelle entre les deux sexes et entre les différences entre les classes sociales. Les Pionniers sont des soldats allemands qui vont de ville en ville et s'arrêtent pour construire divers ouvrages comme des ponts par exemple. Ils sont prétexte à montrer et démonter le fonctionnement de la société allemande des années 70, de la petite bourgeoisie aux classes populaires à l'aide de personnages assez caricaturaux : la fille naïve qui a peur de l'amour, celle qui le cherche, celle qui pense connaître les hommes et n'attend plus d'eux que de l'argent, chez les notables du village le père râleur et le fils timide et en ce qui concerne les militaires, le dragueur, l'insensible, le haut gradé etc.

Le tout donne lieu à certaines situations cocasses notamment entre le fils de la petite bourgeoisie qui tente désespérément d'obtenir quelque chose d'elle et la bonne interprétée par Hannah Schygulla qui tombe amoureuse d'un autre. Fassbinder présente en fait un microcosme social qui se pervertit au fil du temps mais ici aucun grand malade fascinant ni aucun fous qui vogue avec le hors-limite, juste la banalité d'un quotidien qui cette fois malheureusement ne présente qu'un intérêt assez limité. La mise en scène se révèle somme toute convaincante mais sans grand génie malgré quelques très bons moments comme une séquence très étrange sur un pont saboté et une autre presque documentaire où des militaires se battent avec le fils. Le final bien que prévisible est bien fait mais un peu rapide.

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