Critique : Assurance sur la mort

Julien Foussereau | 4 novembre 2006
Julien Foussereau | 4 novembre 2006

« Oui. Je l'ai tué. Pour l'argent et pour une femme. J'ai pas eu l'argent. Et j'ai pas eu la femme. »
C'est par cette confession que démarre Assurance sur la mort. Enregistrée sur un dictaphone par un homme mortellement blessé, elle s'apparente à la raison d'être du film, le flash-back inévitable du « comment-j'ai-pu-en-arriver-là. » Inévitable ? Vraiment ? Cet assureur sans histoire serait venu répandre son sang et coucher ses remords sur cet enregistreur vocal à rouleau pour répondre de son crime en sortant la carte écornée de la fatalité ? Dans le bureau de son employeur qui plus est ? Pourtant, mis à part son envoûtant parfum de chèvrefeuille, Phyllis Dietrichson sentait les emmerdes avec sa suggestion douteuse de vendre une assurance-vie à son mari sans qu'il le sache. Et son nez n'était pas plus mauvais qu'un autre. Cependant, pour un homme médiocre comme Walter Neff, il est difficile de résister à une aussi jolie jambe gauche parée d'un vulgaire bracelet de cheville. Alors, imaginez-la descendre un stupide escalier avec sa jumelle et il se voit déjà duper son monde en échafaudant le crime parfait…


« J'ai cru que tu étais moins bête que tes collègues. J'ai eu tort. Tu n'es pas plus malin. Seulement un peu plus grand. »
Rétrospectivement, cette trame devenue mythique ne pouvait être portée à l'écran que par le génie ironique de Billy Wilder. Seulement, il était surtout réputé à l'époque pour ciseler, avec son compère Charles Brackett, des dialogues aux petits oignons pour le compte de Raoul Walsh, Ernst Lubitsch ou Howard Hawks. Lorsque Wilder se pencha sur les pages du roman Double Indemnity de James Cain, rejeté par la puissante censure du Code Hays, il n'avait que Uniformes et jupons courts et Cinq secrets du désert à son actif et ne pesait pas lourd en tant que cinéaste. Assurance sur la mort allait non seulement changer la donne mais aussi devenir le parangon du film noir, le film de chevet des frères Coen, David Lynch ou Robert Altman (qui lui rend discrètement hommage à plusieurs reprises dans The Last Show)


« J'ai soudain su que tout irait mal. Je n'entendais plus mes pas. C'étaient ceux d'un mort. »
Les raisons qui expliquent en quoi Assurance sur la mort a fait date sont multiples et résident principalement dans les choix artistiques de Wilder, tous plus extraordinaires les uns que les autres, à commencer par son association avec Raymond Chandler. Bien qu'ils se détestaient cordialement, les deux hommes étaient parvenus à fournir des poignards verbaux à un lanceur accompli comme Edward G. Robinson. Dans la peau de Barton Keyes, le chef du service des contentieux et accessoirement le mentor de Neff, l'ancien Petit César passé de mode en 1944 opérait un retour fracassant. Il mit sa vivacité d'esprit au service d'un rôle misanthrope dissimulant une grande fragilité. Si toutefois la performance de Robinson mérite d'être saluée, il en va de même avec celles de Barbara Stanwyck et Fred MacMurray. La première était la femme la mieux payée d'Amérique, l'impératrice d'Hollywood et risqua sa carrière pour un rôle dont personne ne voulait. Le second était habitué aux comédies innocentes et pouvait être considéré comme l'incarnation du gendre idéal. Aujourd'hui encore, certains ironisent sur la perruque blonde de Stanwyck et l'erreur de casting MacMurray. Mais c'est justement en se focalisant sur des individus de classe moyenne qu'Assurance sur la mort devient un chef d'œuvre.


-Tu sais pourquoi tu as séché, Keyes ? Le coupable était trop proche, de l'autre côté de ton bureau.
-Plus proche que ça, Walter.
-Je t'aime aussi.

De par son statut d'émigré autrichien, Wilder porte un regard différent sur son pays d'accueil. Parce que ce qui résume le mieux le couple meurtrier d'Assurance sur la mort tient en un seul adjectif : moyen. Wilder ne met pas en scène des sentiments forts et exacerbés mais des individualités coincées dans un étau social suffocant, matérialisé par les ombres de stores vénitiens portées sur les visages de Walter et Phyllis et des cadrages directement inspirés par le mal-être urbain perceptibles dans les toiles de Edward Hopper. Dans une industrie bridée par le Code Hays, véhiculer un tel message amène forcément une identification des spectateurs avec les fautifs. Et Wilder a du déployer des trésors d'intelligence pour jouer à cache-cache avec les censeurs. En témoigne le fameux suspense de la voiture ne démarrant pas après le crime : qui n'a pas tremblé ne serait-ce qu'une seconde pour nos criminels ? C'est pourquoi Assurance sur la mort n'est peut-être pas le film noir originel (comme certains historiens l'annoncent dans les suppléments) mais c'est indéniablement le premier noir qui s'assume en tant que tel : sans rémission, fatal et macabre, dégraissé du dernier gramme de romantisme que l'on pouvait trouver chez ses prédécesseurs. Rien que pour le message transgressif et sous-jacent (sexe et argent peuvent conduire n'importe qui au meurtre) , il mérite de faire date.

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