Critique : Winter Sleep

Sandy Gillet | 26 mai 2014
Sandy Gillet | 26 mai 2014

Il ne faut absolument pas s'arrêter aux 196 minutes que durent Winter Sleep, le nouveau film signé Nuri Bilge Ceylan. Ces plus de trois heures sont en effet absolument nécessaires pour absorber le drame shakespearien filmé dans un Scope somptueux qui se joue au sein d'une Anatolie centrale en plein hiver. Fresque intimiste, fresque humaine, fresque d'un hiver qui sommeille en apparence, le réalisateur turc n'étire même pas (plus) les plans et ne lambine pas en chemin. Il joue seulement des codes du temps pour nous amener à progressivement remettre en cause nos certitudes et nos affects, à battre en brèche ce qui semblait pourtant solidement établi au début du récit. 

 

En cela Winter Sleep est un joyau d'incertitude. Ce que l'on voit, ce que l'on entend est sans cesse remis sur l'écheveau des apparences pour mieux les tordre ou tout plus simplement les faire cheminer vers des contrées de plus en plus troubles. Fil rouge de cette « évolution » est ce comédien à la retraite qui tient un petit hôtel avec sa jeune femme. Riche propriétaire foncier, il règne de surcroît, tel un maître terrien d'un autre âge, sur une région aride à la population fière et pauvre. Reclus dans son hôtel où sa sœur, récemment divorcée, trouve refuge le temps d'un hiver, il attise les phantasmes et provoque les rancœurs quand il ne provoque pas la haine. À ses locataires de la plaine il envoie ses avocats pour faire saisir leurs biens en guise de paiements de loyers en retard, à ses proches il impose une morale de vie monastique. De la figure en apparence paternelle et tolérante du début, Ceylan finit par nous décrire un homme tyrannique tragiquement seul et perdu.

Autre personnage momifié sous une énorme couche de neige et pourtant en constante mutation est ce paysage lunaire. Magnifiquement mis en valeur, il accentue l'amertume, la tristesse ou la colère des personnages. À la violence feutrée des échanges il oppose sa densité minérale d'où sourde les aversions ancestrales. Il impose durablement à la rétine la beauté de ses reliefs et de ses couleurs. Il est le compagnon tangible et muable de la comédie humaine qui se joue à l'infini. Les morceaux de bravoure sont à ce titre légions et assurent au temps qui passe des spasmes de vie cruels. Ils implosent tel un big bang perpétuel voulu par le cinéaste, qui devient dès lors une sorte de démiurge sadique dont la seule volonté est de rebattre les cartes à chaque nouvelle séquence.

De là vient précisément l'évolution des personnages qui à force de se cogner aux murs de leur prison temporelle et géographique s'abîment et s'immolent sur l'autel d'une réalité sans merci. La destiné de chacun en devient immanquablement funeste provoquant les limites philosophiques d'un film qui ne relâche jamais sa chape de plomb. Nulle échappatoire, nulles prémices à une quelconque source de lumière. Non, l'homme est un loup pour l'homme et aucune commisération ne lui sera accordée. C'est un choix à respecter certes, mais qui alourdit un film déjà bien sombre dans sa démonstration et son envergure désenchantée. Même la nature moins malmenée ici qu'ailleurs se venge à sa façon en adoubant les puissants quand la terre tremble. Cinéma du funeste, de la radicalité et de l'irréconciliable, Winter Sleep impose dès lors une honnêteté morale qui fait mal et une rigueur de mise en scène infaillible. À tel point que même le critique range les armes et se soumet. C'est peut-être aussi cela l'apanage des grands films.

 

En bref : Palme d'or 2014, Winter Sleep aura donc aussi fait courber l'échine du 67ème jury cannois présidée par Jane Campion. Par l'ampleur de sa mise en scène, par la radicalité de son propos et par la force de son personnage principal (l'Anatolie centrale), Nuri Bilge Ceylan ne laisse aucune chance à ses confrères d'une sélection de toute façon en demi-teinte. Une consécration malheureusement par défaut.  

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