Her : critique artificielle
Pour bien des cinéphiles, Spike Jonze constitue avec Michel Gondry et Charlie Kaufman le noyau d'un cinéma inclassable, aux frontières du système. Dernier du trio à devenir seul maître à bord de son film, le réalisateur de Dans la peau de John Malkovich se place donc entre Synecdoche, New York et Eternal Sunshine of the Spotless Mind avec Her, une love story anticonformiste et futuriste, Oscar du meilleur scénario, portée par Joaquin Phoenix, Amy Adams, Rooney Mara et la voix de Scarlett Johansson.
AMOUR NON ARTIFICIEL
Au cœur d'une galaxie très féminine, il y a Joaquin Phoenix alias Theodore. Une paire de lunettes et pantalons venus d'un autre temps, entre la farce d'anticipation et le hipster moderne, pour habiller ses yeux bleus et sa mine de chaton neurasthénique. En quelques minutes envoûtantes, Spike Jonze place son alter-ego dans un univers cotonneux, pion parmi d'autres dans une version lumineuse du Los Angeles de Blade Runner - les extérieurs ont été filmés à Shanghai.
D'un open space silencieux où l'on paye un inconnu pour trouver les mots adaptés à ses émotions, à un appartement moderne illuminé par un jeu vidéo nouvelle génération, Spike Jonze pose les briques d'un monde insaisissable, à la fois proche et lointain. En ça, il se rapproche de Charlie Kaufman, capable de peindre un univers insensé avec des couleurs banales - en l'occurrence, une superbe direction artistique, et la musique d'Arcade Fire.
LES ELLES DU DÉSIR
Le tour de force du cinéaste repose d'abord sur le pari risqué de son scénario, centré sur l'histoire d'amour entre un homme de chair et une femme de bits. Lorsque la voix envoûtante de Scarlett Johansson est activée après une dizaine de minutes, le compte à rebours s'enclenche, avec la crainte que l'idée s'épuise ou s'enlise en cours de route.
Ce qui arrive dans la dernière demi-heure, lorsque Samantha commence à s'éloigner de Theodore. Cette mascarade, très classique et bien moins significative que le reste, brise la chaîne émotionnelle d'un film conçu comme une douce rêverie. Une erreur réparée par la fin, qui évite de se heurter à ses limites pour mieux les transcender, grâce à une magnifique porte ouverte vers la science-fiction.
Olivia Wilde, déchirante en quelques minutes
Mais la vraie puissance de Her est ailleurs : elle réside dans l'aptitude de Spike Jonze à donner vie à des personnages d'une infinie tendresse, capables de susciter une vive émotion en quelques minutes. Le meilleur exemple sera Olivia Wilde, fausse potiche qui crève le cœur en une scène. Amy Adams aussi, dans un rôle d'une douceur et d'une complexité déchirantes, qui offre à Theodore un contre-champ formidable. A la fin, lorsque Samantha s'envole et que leur monde s'écroule, le cœur du spectateur demeure cloué au sol, avec eux, tourmenté par leur solitude bouleversante. De quoi rappeler à certains la vive émotion d'un Lost in Translation.
Lecteurs
(4.3)