Critique : La République Marseille
Vaste projet que celui de Denis Gheerbrant, auteur de sept films de durées très variables (entre 14 et 85 minutes) composant un panorama de la ville de Marseille, à travers ceux qui y vivent et ceux qui la font. Les sept films sortent la même semaine et sont proposés sur trois séances, d'environ deux heures chacune, permettant assez aisément de découvrir l'ensemble de son travail. Gherrbrant a tout filmé tout seul, avec sa caméra et son micro intégré, conservant ainsi une impression d'intimité et de confiance mutuelle qui donne à l'ensemble un réalisme et un naturel très criants.
La République
(85') est le film phare de l'heptalogie, ne serait-ce que par sa durée.
Situé au coeur d'un micro-quartier de Marseille, racheté par des
promoteurs et bientôt agrémenté d'un tramway, le film montre la
résistance menée par un groupe d'habitants que les groupes immobiliers
aimeraient bien chasser pour récupérer leurs logements. Intimidations,
perturbations excessives, on ne s'y prendrait pas autrement pour faire
sortir un animal de sa tanière. Bien qu'un rien schématique dans sa
façon de décrire l'opposition des petites gens et des gros requins, La République
est un film fort, chaleureux, bouleversant aussi, lorsqu'une des
riveraines conte avec une émotion infinie le traumatisme dont ont été
victimes ses enfants, menacés de façon intolérable. Un beau portrait de
groupe, qui montre également que l'adulte que l'on devient est souvent
très différent de l'enfant que l'on a été.
La totalité du monde
(14'), le plus court du lot, est un bref entretien avec peintre qui
explique comment il est devenu celui qu'il est devenu, et surtout ce à
quoi il aspire : capter l'instant présent, apprendre à le connaître en
détail, ses vivants et ses morts, aspirer à « retenir la totalité du monde ». Un joli moment, pour une vision différente de l'existence.
Les quais
(46') prend ses quartiers dans l'Estaque, port du 16ème arrondissement,
à l'extrémité de Marseille. On y rencontre un Estaquéen, amoureux à en
crever de son port et de son quartier plus que de sa ville. Avec
passion, Rolf raconte son métier, l'apprentissage auprès de son père,
les dangers qui guettent la profession... À l'écouter, il exerce le
plus beau métier du monde ; sa force de conviction est telle qu'on
n'est pas si loin de le croire. La partie la plus émouvante du film
concerne le combat de Rolf contre ces immenses grilles qui grignotent
peu à peu sa digue adorée, officiellement pour des raisons de sécurité,
officieusement pour transformer peu à peu l'Estaque en port de
plaisance. Son flot de paroles incessantes pourrait être exténuant, il
n'est que le reflet magnifique d'un chamboulement intérieur.
L'Harmonie
(53') est un lieu de vie où les habitants des quartiers voisins
viennent jouer au loto (à moins que ce soit au bingo), apprendre à
chanter quelques airs d'opéra, ou se réunir pour quelques réunions
politiques. Des anciens militants communistes, déçus par la tournure
qu'a pris leur parti de toujours, ont en effet monté une cellule
dissidente et tentent d'exercer un minimum d'influence sur la
législative à venir. Le film vaut par la description de l'activité
permanente au sein de ce microcosme et la façon dont Gheerbrant dépeint
la perte d'illusions de ces militants toujours désireux d'en découdre ;
il est cependant loin d'être le plus passionnant des sept.
Les femmes de la Cité Saint-Louis
(53') est émouvant dès le début, et enthousiasmant tout du long. Le
film montre le combat obstiné d'un groupe de femmes désireuses de créer
leur société afin de contrer l'organisme HLM qui veut vendre leurs
maisons. Souvent assez âgées, ce sont des mères, des filles, aimant
éperdument leurs demeures et leur quartier, et prêtes à défendre bec et
ongles ce patrimoine symbole de toute une vie. Elles sont amusantes,
parlent toutes en même temps, sont étonnamment dynamiques pour leur
âge, et se battent, encore et encore, pour préserver leur passé et
offrir à leurs descendants la possibilité de vivre également dans la
Cité Saint-Louis. Les souvenirs s'emmêlent, les anecdotes pleuvent, et
c'est le portrait de toute une génération qui se crée devant nos yeux.
Le centre des rosiers
(64') plonge au coeur d'une cité et propose une approche sociale de son
quotidien. C'est la tristesse d'un jeune homme que de bons diplômes
n'ont pas sauvé du chômage ; c'est le désarroi d'un père dont le fils
est mort poignardé ; c'est l'interrogations des enseignants, dont les
élèves sont en situation de précarité et ont d'autres préoccupations
que l'école. Heureusement, c'est aussi des rencontres, de grands
moments de complicité, quelques moments éphémères mais inoubliables où
enfin les familles vivent ensemble et oublient leurs problèmes. À
échelle humaine, encore plus intime que les autres, c'est peut-être le
meilleur film de l'ensemble.
Marseille dans ses replis
(45') est peut-être celui des sept qui a la plus faible unité
thématique, vaste compilation de portraits souvent pittoresques,
parfois vibrants, mais dont l'intérêt apparaît relativement limité
lorsqu'on le place à côté des autres films. Il confirme néanmoins
l'infinie tendresse de Gheerbrant pour cette ville qu'il connaît mais
semble pourtant redécouvrir avec nous, de quartier en quartier, de
rencontre en rencontre.
Ces six heures de documentaire, bien que
forcément inégales, sont d'une richesse insoupçonnée et naviguent au
travers d'une palette d'émotions fort étendue, donnant envie d'aller
voir Marseille au plus près, sans l'écran pour nous séparer des gens,
et de croquer le vie, sans jamais rien lâcher, pour faire triompher
l'humain contre l'invasion capitaliste et mondialiste.
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