Ridley Scott : plus dure sera la chute

Guillaume Meral | 16 novembre 2013
Guillaume Meral | 16 novembre 2013

A l'instar de son frère Tony, Ridley Scott eut l'occasion toute sa carrière durant de constater à quel point la réception d'une œuvre est tributaire des grilles de lecture conditionnées par la perception des débuts d'un artiste, vérité vécue de manière diamétralement opposée par les deux cinéastes. Ainsi, si Ridley Scott continue de récolter les lauriers de l'auteur visionnaire, de l'esthète exigeant et du raffinement conceptuel glanés depuis son travail sur Alien et Blade Runner, son cadet est (presque) toujours resté le réalisateur de Top Gun, promoteur d'une vulgarité formelle au service d'une conception industrielle du divertissement, père de la mise en scène clippesque (argument vaseline englobant tout et n'importe quoi) qui précipita la déchéance artistique du cinéma américain mainstream, parfois vaguement efficace mais constamment anecdotique (au mieux). Si les rapports difficiles avec la critique du second semblent avoir très tôt façonné son statut de maverick dissimulant ses élans expérimentaux hyperboliques derrière un statut d'artisan des studios, le premier semble s'être au contraire servi de son aura prestigieuse comme caution à chacun de ses nouveaux projets, jusqu'à justifier ouvertement la raison d'être de certains d'entre eux à l'aune de la légitimité conférée par ses premiers faits d'armes (voir le cas Prometheus). De fait, si scinder la carrière du réalisateur en deux blocs distincts constitue un réflexe commun aux laudateurs comme aux détracteurs du cinéaste, il convient à cet effet de réellement questionner l'écart séparant les démarches artistiques engagées dans ces périodes, alors que Cartel, le nouveau film du réalisateur sorti ce mercredi 13 novembre, semble vouloir marquer son retour à un cinéma marquée par une transgression ostentatoire. 


Rétrospectivement, il est ironique de constater que feu Tony Scott fut régulièrement stigmatisé pour avoir été le parent d'une esthétique pub jugée infamante, alors que son frère pérennisa une marque de fabrique qui n'a jamais dissimulé son appartenance à cet univers. En effet, comme nous le soulignions lors de notre dossier consacré à Michael Bay, Ridley Scott représente la figure tutélaire d'un nouvel âge de  l'image amorcé vers la fin des années 70, le patient zéro de certaines formes médiatiques qui commencèrent à revendiquer une véritable identité artistique sous l'impulsion du background du réalisateur. Diplômé des Beaux Arts avant de devenir l'un des réalisateurs de publicité les plus prisés de la planète, Ridley Scott insuffla à cet exercice son goût pour la peinture, l'architecture, ou la photographie, au point d'élaborer un univers visuel très personnel. Façonné par les contraintes du support, Scott se crée un style fondé sur l'immédiateté picturale, la primauté de l'instant dans la construction du sens, qui permit à toute la chronologie des médias des années 80 de développer ses codes intrinsèques. De fait, une part du pouvoir de fascination relayé par ses trois premiers films provient probablement de l'aspect matriciel de leur mise en scène, comme si l'on contemplait la pureté virginale de procédés pas encore soumis à la banalisation industrielle qui furent la leur par la suite.

Ainsi, si Ridley Scott se fait aujourd'hui le chantre d'une imagerie qu'il convoque avec la roublardise d'un professionnel chevronné, ses débuts arborent la patine arty de l'artiste arpentant des territoires inexplorés. Les duellistes, avec son rythme métronomique piégeant les personnages dans la spirale absurde de pratiques sociales archaïques, impose d'emblée ce formalisme faisant reposer le propos sur la sophistication esthétique de l'ensemble. Une démarche que vont venir consacrer successivement Alien et Blade runner, classiques parmi les classiques qui marquèrent chacun à leurs manières la science-fiction d'une pierre blanche, et ancrèrent le style de Ridley Scott dans l'inconscient collectif. De fait, revoir Alien aujourd'hui représente un bon moyen de mesurer à quel point le film continu de faire école en termes de mise en scène. D'un canevas de série B, Scott aboutit à un monument de terreur viscéral, qui semble sonder l'inconscient de ses personnages dans chaque plan pour en extirper leurs peurs primales, s'aventurant ainsi en permanence vers une abstraction aussi dérégulée que les ténèbres de l'espace. En favorisant les textures organiques du vaisseau de façon à faire fusionner sa créature avec le décor, le réalisateur élabore un territoire emprunt d'une sauvagerie permanente, dans lequel la menace émerge au bon vouloir d'un environnement démiurge. Un trait de génie qui s'étend à Blade runner, chef-d'œuvre parsemé des visions parmi les plus marquantes des années 80, et superbe variation autour de la quête de libre-arbitre  dans un Los Angeles dont les allures de Babylon moderne offre une résonnance exacerbée à cette thématique.

Bien que Blade runner n'ait pas été un succès immédiat, Ridley Scott s'impose comme l'un des (pour ne pas dire le) plus grands imagistes de son temps, et il fallut l'échec cinglant de Legend pour mettre un coup de frein à son ascension. Reste qu'à travers cette première série de quatre films, Scott fait bien plus qu'imposer un style : il revalorise une conception du cinéma dans laquelle l'image recèle en elle-même toutes les virtualités de la narration, au point d'approcher l'essence des questionnements métaphysiques inhérents aux genres abordés (du moins dans Alien et Blade runner) uniquement à travers sa capacité de suggestion picturale. Ainsi, s'il a toujours été davantage considéré comme un auteur au regard de son formalisme spécifique, sa force de frappe esthétique permet à Scott de lier thématiquement Alien et Blade runner autour de la création, et la place de la condition humaine dans ce processus. Dans le premier, le Nostromo n'est finalement rien d'autre que les parois utérines d'une matrice (l'ordinateur de bord est ouvertement appelé maman par les personnages) qui a choisi d'exterminer ses petits, de même que le second narre la recherche de son créateur d'une entité semi-humaine dans un monde qui semble avoir plongé dans l'indistinction identitaire permanente.

Chez Ridley Scott, la capacité de transgression du cinéma se niche dans les pouvoirs expressifs de la mise en scène, qui échappe à l'emprise du sens commun ou à celle de quelconques explications rationnelles (voir la voix-off de Blade runner, rajoutée de force par les producteurs mais qui ne parvient jamais à paraphraser la puissance évocatrice de l'image). Du moins convient-il de placer ce constat à l'imparfait, dans la mesure où l'échec de Legend semble avoir suffisamment affecté Scott pour le convaincre de changer son fusil d'épaule. Traquée ouvre ainsi pour le réalisateur anglais un cycle artistique qui ne s'est jamais vraiment interrompu jusqu'à présent, dans lequel il engage consciemment son propre prestige pour survivre professionnellement. De fait, toute la suite de sa carrière résonne comme une volonté de façonner personnellement la place qu'il occupe dans l'espace hollywoodien, d'être l'initiateur de sa propre réussite dans une industrie dont il désire incarner le rayon épicerie fine. Une sorte d'artisan de luxe, qui passe essentiellement par deux étapes : revendiquer un cachet visuel personnalisé immédiatement identifiable, et choisir des projets traitant d'un sujet « sérieux », histoire de bien faire comprendre qu'on n'est pas chez les bouseux (dans lequel son frère a été catalogué).


 Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que la carrière de Ridley Scott depuis plus de 20 ans ait un programme d'éducation civique, le réalisateur ayant abordé (pêle-mêle) : la place des femmes dans la société américaine (Thelma et Louise, A armes égales), la confrontation entre la culture occidentale et le traditionalisme nippon (Black Rain), l'exploration de l'identité de l'Amérique  à travers les remous de son histoire (1492, American Gangster), le choc des civilisations (Kingdom of Heaven)...Une vraie filmographie respectable par un réalisateur « conscient et engagé, qui souhaite traiter des problématiques de son temps à travers le prisme du divertissement » (on extrapole la carte de visite). Bref, tout concourt à installer Ridley Scott dans le haut du panier du cinéma américain, à plus forte raison que ses films prennent soin de revendiquer sinon une portée contestataire, du moins une posture critique vis-à-vis des lieux communs entourant ces sujets.

Or, c'est précisément là que le bât blesse, puisque soucieux de ne pas s'aliéner le grand-public, Scott décide de ne plus rien laisser à l'interrogation ou au doute, et se met à éclairer la moindre zone d'ombre, et expliciter les non-dits pour normaliser sa position dans le paysage cinématographique américain. Scott soigne son profil de gendre idéal hollywoodien, et aboutit la plupart du temps à des produits consensuels, qui cultivent leur impertinence de façade (le légendaire « Suck my dick » de Demi Moore dans A armes égales en est un bel exemple) via des discours ou des personnages fonctions bien lénifiants qui peinent à habiller leur immobilisme intellectuel (à l'instar d'un Edward Zwick). Dans Black rain, on affiche la charge contre l'impérialisme culturel américain pour dissimuler l'absence d'ambiguïté émanant de la narration (la vengeance petite bite de Michael Douglas, évacuée en une ellipse bien-pensante) et sa caractérisation à la limite du paternalisme (le flic japonais, leçon de morale sur pattes). Dans Kingdom of Heaven, on joue la partition de la réconciliation des peuples façon United colors of Benetton... La liste est longue et non exhaustive, et révèle finalement un cinéma qui passe son temps à courir après sa bonne conscience, scrupuleusement attaché à ne dépasser aucunes bornes, et se distingue du tout-venant par son goût relatif en matière de direction artistique.

Si le débat concernant l'influence de l'état d'esprit d'un réalisateur sur la construction formelle à fait long feu, renvoyant à de célèbres empoignades théoriques sur les contours plus ou moins fumeux de la politique de l'image, on peut quand même se risquer à esquisser une théorie sur les controverses subies par les évolutions des Ridley Scott, Tim Burton, David Cronenberg ; qui ont précisément perdu leur mojo lorsqu'ils commencèrent à sacrifier l'essence de leur cinéma pour plaire à un public qui n'était pas le leur au départ. Dans le cas de Scott, sa sensibilité esthétique, autrefois si prompte à scruter une musique dans l'image jusqu'en  déterrer les notes les plus insoupçonnables, n'est désormais plus au service que d'une mélodie sentencieuse déployant sa partition d'entrée. Sans mystère à sonder, l'œil photographique de Scott se borne dans la mise en valeur de la direction artistique (qui peut parfois virer à la complaisance, voir le délire rococo d'Hannibal ou la paresse de son Robin des Bois). Le jugement peut paraître sévère, et ne saurait s'appliquer de manière uniforme à presque trois décennies de carrière, mais le simple fait que Prometheus se sente obligé de récapituler sa thématique toutes les 10 minutes comme s'il s'agissait d'une liste de courses, révèle bien l'incapacité nouvelle du réalisateur à véhiculer quelque chose de fort à travers l'image (à l'inverse, en intériorisant ces mêmes thèmes au cœur de sa mise en scène, Alien approchait beaucoup plus la transcendance métaphysique de 2001, l'odyssée de l'espace que Prometheus, qui se réfère pourtant ouvertement au film de Stanley Kubrick avec un orgueil mal dissimulé). On ne mentionnera pas le pénible Mensonges d'Etat, pendant lequel on passe notre temps à se demander ce qu'aurait fait son frère sur le même sujet...

De fait, le cinéma de Ridley Scott est indéniablement le fruit d'une démarche conceptuelle par le réalisateur, instigateur conscient d'un nivellement par le bas que l'on qualifierait de cynique si certaines fulgurances ne venaient contrarier la tentation d'un jugement lapidaire. Encore capable de faire figure d'illustrateur doué  lorsqu'il tombe sur un très bon scénario (American gangster), voire de magnifier la dramaturgie à l'œuvre à travers son inspiration esthétique (Gladiator), Scott se montre à son aise lorsqu'il assume totalement sa position de faiseur, sans se réfugier derrière les oripeaux de l'artiste démiurge. Ainsi, aussi discutable soit-il sur le fond, La chute du faucon noir, réalisé sous l'égide de Jerry Bruckeimer, prend littéralement aux tripes quand il s'agit d'immerger le spectateur dans l'immédiateté des hostilités. Reste que sorti de ces fulgurances (auquelle on peut rajouter Black Rain dans la catégorie plaisir coupable), Ridley Scott est devenu ce qu'il a lui-même provoqué : un outil du système qui, à force de formater consciemment son cinéma pour le rendre accessible au plus petit dénominateur commun, a perdu contact avec son pouvoir d'évocation. Preuve en est, lorsqu'il essaie de renouer avec une proposition de cinéma plus transgressive (Prometheus, et aujourd'hui Cartel), il peine à véhiculer quelque chose autrement que par l'extrapolation orale de son intrigue. Que Cartel se repose sur la structure extrêmement dialoguée de Cormac McCarthy n'a dès lors rien d'étonnant pour un réalisateur qui, en essayant de renouer avec la fougue de ses débuts, creuse un peu plus l'écart avec le génie qu'il fut autrefois. En l'occurrence, on est loin des errements narratifs de Prometheus, mais quand un cinéaste aussi affilié à l'image que Scott se fait écraser par le poids du texte, le constat est sans appel...

 

 

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