Le mal-aimé : Hannibal, la parfaite suite au Silence des agneaux

Geoffrey Crété | 16 novembre 2013 - MAJ : 07/09/2022 15:16
Geoffrey Crété | 16 novembre 2013 - MAJ : 07/09/2022 15:16

Parce que ce monde est cruel et pourri, Ecran Large a créé la rubrique des mal-aimés. Le but : revenir sur des films oubliés ou mésestimés, rejetés par la critique, le public, ou les deux à leur sortie.

Place à Hannibal, suite du Silence des agneaux réalisée par Ridley Scott, où Anthony Hopkins se frotte à Julianne Moore (laquelle a remplacé Jodie Foster en Clarice Starling).

 

Affiche officielle

 

"Un film impersonnel et mort-né, globalement médiocre" (Télérama)

"Hannibal relève du rouleau compresseur hollywoodien" (L'Humanité)

"Hannibal n'est ni digne ni fidèle à l'esprit des deux précédents films" (Première)

"Ridley Scott applique laborieusement les recettes éprouvées des thrillers de consommation courante" (Les Inrocks)

  

 

 

DANS L'ESPACE, RIDLEY SCOTT A PARLÉ

Un xénomorphe à bord d'une maman machiavélique, des Replicants aux abords d'une pyramide tellurique. En deux films monstrueux, symboles d'une nouvelle ère carbonique dans le cinéma hollywoodien, Ridley Scott a marqué de son sceau visqueux et pluvieux la science-fiction moderne, encore aujourd'hui enfermée dans ces classiques absolus.

En 1979, Alien choque, traumatise. En 1982, Blade Runner fascine, interroge. Entre les deux, un cinéaste inouï est né d'une nouvelle pluie, à la fois belle et terrible. Un nouveau siècle après, il demeure, impassible, dans un paysage qui ne cesse de construire des ponts vers ses deux monuments, avec la naïveté de parfois penser les atteindre. Ce n'est d'ailleurs pas anodin si la saga Alien continue, toujours, et que Blade Runner 2049 est arrivé.

Quelques années après le Los Angeles de Blade Runner, qui prenait place en 2019, un rapide mais triste calcul : Ridley Scott a lui aussi été incapable de retrouver cette chaleur originelle. Quelques dizaines de de films de tous les horizons, des cartons en salles, trois nominations à l'Oscar du meilleur réalisateur, mais une filmographie bicéphale, déchirée entre de fantastiques ambitions épiques et de franches mésaventures. Prometheus, Cartel, Alien : Covenant, Exodus : Gods and Kings, ou encore House of Gucci l'ont rappelé, en divisant profondément le public et la critique. 

L'occasion idéale donc pour remuer le couteau dans la plaie, à nouveau éviter un consensus et reparler d'un film globalement peu aimé : Hannibal.

 

Photo Ridley ScottRidley Scott pointe la direction, avec Julianne Moore

 

DEAR CLARICE 

A l'origine, il y a une histoire simple. En 1992, Le Silence des agneaux remporte le trophée ultime aux Oscars, celui des cinq statuettes en or – film, réalisateur, scénario, acteur, actrice. Succès critique, succès public, succès à suivre. Jonathan Demme parle vite de son désir d'adapter le prochain livre de Thomas Harris, tout comme Anthony Hopkins et Jodie Foster.

Dino De Laurentiis, producteur déçu du Sixième Sens de Michael Mann, première adaptation de Lecter avec Brian Cox, rattrape l'erreur des Agneaux : il achète les droits du prochain livre pour dix millions de dollars. En 1999, la bête Hannibal est relâchée dans les librairies. En théorie, tout va pour le mieux. Mais en réalité, c'est déjà mal parti.

Avant la publication du livre, le manuscrit a été envoyé à Jonathan Demme, Jodie Foster et Anthony Hopkins. Le réalisateur ne tarde pas à annoncer qu'il n'aime pas l'histoire, et n'a aucune envie de revenir derrière la caméra. De Laurentiis contre-attaque en citant un vieil adage italien : « Quand le Pape décède, on trouve un nouveau Pape est créé ». Le scénariste Ted Tatty refuse également de rempile. Seul Anthony Hopkins reste.

 

Le Silence des agneaux : photoQuand tu arrives dans les rayon de la Fnac

 

Le cas Jodie Foster est particulièrement intéressant. Dès 1997, elle affirmait qu'elle ne reprendrait pas le rôle. En 1999, son refus officiel pose quelques questions. Le producteur Kevin Misher expliquait à The Guardian en 2001 : "On est retournés la voir, comme on le fait avec tout acteur qui décline une offre. On lui a dit que c'était Clarice Starling, un personnage qui lui appartenait. (...) C'est l'un de ces moments où on s'arrête pour se demander : est-ce que Clarice est comme James Bond, par exemple ? Un personnage qu'on peut remplacer ? Ou est-ce que Jodie Foster est Clarice Starling, et le public n'acceptera personne d'autre ?".

Dino De Laurentiis a de son côté été bien plus désagréable. Au New York Post, il expliquait que l'actrice avait demandé un salaire de 20 millions pour reprendre le rôle de Clarice. Une folie, selon lui. "Jodie Foster avait plus besoin de Hannibal que nous d'elle. C'est la réalité. Elle a fait à la place Anna et le roi. Ca a été un bide au box-office, parce qu'il n'y avait rien d'excitant là-dedans". Le producteur allait encore loin, dans la plus belle tradition des gros porcs du milieu : "Jodie Foster était un mauvais choix pour ce film, selon moi. C'est une bonne actrice, mais elle n'avait pas le sex appeal pour jouer Starling dans Hannibal. Est-ce que je veux aller au lit avec Julianne Moore quand je la vois dans un film ? La réponse est oui. Est-ce que je veux aller au lit avec Jodie Foster ? La réponse est non."

 

photo, Jodie Foster, Anthony HopkinsEntretien d'embauche pour Clarice

 

Des années après, Jodie Foster expliquait chez Total Film, en 2005 : « La raison officielle pour laquelle je n'ai pas fait Hannibal est que je faisais un autre film. Alors je peux dire, d'une manière digne et agréable, que je n'étais pas disponible ».

Julianne Moore est finalement choisie, face à des prétendantes comme Ashley Judd, Hilary Swank, Cate Blanchett et Angelina Jolie. L'actrice est validée par Ridley Scott et surtout Anthony Hopkins, seul lien restant avec Le Silence des agneaux. Salaire de Julianne Moore selon les rumeurs : 3 millions de dollars.

Autre cas intéressant : Gary Oldman. Martha De Laurentiis expliquait à The Guardian : "C'était une situation amusante. Il voulait être crédité en haut. Mais comment on peut faire ça avec Hannibal ? Les personnages sont Hannibal et Clarice. Donc au départ, on n'a pas trouvé de solution". L'acteur revient par la suite, en demandant l'opposé : ne pas être crédité, et être invisible. Lorsque son nom est officiellement annoncé par Dino De Laurentiis, Gary Oldman s'énerve, frustré que sa présence ait été révélée. Il aura néanmoins le plaisir de voir une animatronique à son image pour la scène de dîner final (coût : 70 000 dollars).

 

Photo Julianne Moore, Ray LiottaJulianne Moore, l'élue

 

scott à la rescousse

L'arrivée de Ridley Scott a été plus douce. Dino De Laurentiis avait failli travailler avec lui sur Dune, et va simplement lui rendre visite sur le plateau de Gladiator. Ils boivent un café, puis le producteur lui envoie le manuscrit du livre Hannibal. Après avoir cru que c'était le Hannibal général de l'Antiquité, Scott accepte. Avec un doute néanmoins : la fin. Ce qui tombe bien, puisque le studio a les mêmes doutes.

Le livre de Thomas Harris se termine sur Hannibal et Clarice qui deviennent amants, et disparaissent ensemble. Ridley Scott expliquait à The Guardian : "Je ne pouvais pas accepter ce saut gigantesque pour Clarice. Pour Hannibal, oui. Je suis sûr que c'était dans sa tête depuis des années. Mais Clarice, non. Je pense que l'un des attraits de Starling pour Hannibal, c'est le fait qu'elle soit si droite. J'ai dit à Dino que j'avais très envie de parler avec Thomas Harris pour voir ce qu'on pouvait faire."

La recherche d'un nouveau scénariste doit régler ce problème. Le célèbre Steven Zaillian (La Liste de Schindler) refuse, en partie parce qu'il ne voit pas comment s'en sortir avec une suite. Le non moins célèbre David Mamet accepte, mais le résultat ne convainc personne. Ridley Scott et Dino De Laurentiis reviennent vers Zaillian, qui se dit que refuser une offre que David Mamet a acceptée était légèrement absurde. Le scénariste expliquait à The Guardian : "C'est difficile de dire non à Dino De Laurentiis une fois, et c'est presque impossible de lui dire non deux fois".

Reste que la fin n'est toujours pas résolue. Le producteur réunit donc Thomas Harris, Ridley Scott et Steven Zaillian pour y remédier. Au bout de quatre jours, tout le monde est content.

 

Hannibal : photo, Anthony HopkinsEt ainsi : une si belle fin

 

HANNIBAL HOLOCAUST 

En 1991, Le Silence des agneaux est accueilli en fanfare par la critique et le public. En 2001, Hannibal ne reçoit pas autant d'amour. Autre millénaire, autre histoire : le cannibale est laminé.

"Un film impersonnel et mort-né, globalement médiocre, cadavre aux rares morceaux digestes" pour Télérama.

"Hannibal relève du rouleau compresseur hollywoodien, garantie que la route sera dépourvue d'aspérités" pour L'Humanité.

"Ridley Scott applique laborieusement les recettes éprouvées des thrillers de consommation courante" chez Les Inrocks.

"Hannibal n'est ni digne ni fidèle à l'esprit des deux précédents films inspirés du cannibale sympathique" selon Première.

Nul ne semble pardonner à Ridley Scott d'avoir profané un classique, et de s'inscrire dans un genre désormais repu. Une injustice terrible puisque Hannibal est d'une richesse folle et d'une beauté sidérante.

 

Hannibal : photoLe retour

 

Vieux cauchemar enfoui dans la mémoire collective, surgi d'un noir insondable dès la première image, Hannibal est d'abord un spectre. Celui d'un masque inestimable, ultime orgasme d'une victime décharnée ; d'un curieux animal ensuite, caché dans les tréfonds de Florence dans l'attente d'être déniché ; et enfin d'un vecteur du Mal absolu, qui résonne jusqu'à la toute dernière image du film. Celle du Silence des agneaux laissait ce même Mal se fondre dans la masse et disparaître dans la nature, non sans avoir alerté Clarice Starling de ses intentions - « Le monde est bien plus intéressant avec vous dedans ».

Hannibal se déroule dix ans plus tard, dans un univers en suspens depuis cette conversation téléphonique. Mason Verger (Gary Oldman), seule victime rescapée de Lecter, avec un visage inhumain à la hauteur de son âme, récolte désespérément les artefacts de son bourreau dans l'espoir de compléter sa misérable et oisive existence par une terrible vengeance. Intronisée suite à l'arrestation de Buffalo Bill, Clarice hante sa propre vie, désincarnée, imperméable, traumatisée par son échec face à Lecter. Une opération qui tourne très mal la place sur la sellette, coincée entre Paul Krendler (Ray Liotta), incarnation répugnante de l'officier sans foi ni loi, et l'obligation d'aider Verger pour ne pas servir de bouc-émissaire.

A des milliers de kilomètres, le flair aiguisé, Hannibal le cannibale entame une nouvelle danse morbide pour se rapprocher de sa belle biche, tandis qu'un policier (Giancarlo Giannini) tente de le piéger.

 

Photo Anthony HopkinsLe retour, le vrai

 

LE SILENCE EN LAMBEAUX 

C'est cette toile internationale tissée avec délicatesse qui donne toute sa valeur à Hannibal. Tout comme James Cameron avec Aliens, qui s'est démarqué d'Alien pour s'en approprier les codes, Ridley Scott se sépare sans pitié des attributs du Silence des agneaux. En lieu et place de l'enquête classique, Hannibal s'emploie à densifier l'intrigue, loin d'une simple chasse au loup.

Pazzi chasse donc Lecter, lui-même traqué par Verger, qui utilise Clarice pour retrouver Lecter, lequel se montre enfin pour se rapprocher d'elle. Ce réseau tordu confère au film une dimension romanesque, à la manière d'une fable noire peuplée de flics véreux, de monstre sans visage et de cochons infernaux.

Dans cette configuration, Clarice est la Belle et Lecter, la Bête, assoiffée de chair pour repaître son cœur pur et son corps en hibernation.

 

Hannibal : photo, Anthony Hopkins"Bye bye. H."

 

Cette allure de conte perverti contamine à son tour la pellicule. Adieu la lumière crue, la direction artistique brute, l'efficacité comme moteur de la mise en scène du Silence des agneaux. Hannibal est habillé d'une noble toge à la beauté étourdissante, qui emprunte les chemins d'un cinéma viscéral, aux effets percutants – le montage en parallèle amène Clarice jusqu'à Verger comme dans un rêve, puis jusqu'à Lecter comme un fantasme éveillé.

Rarement un film aura permis au réalisateur d'exprimer toute l'envergure baroque de sa mise en scène, libérée sur l'autel du cannibale pour en épouser le caractère à la fois beau et terrible. Chaque cadrage est d'une précision affolante, chaque décor, éclairé comme une cathédrale, alors que la musique de Hans Zimmer, accompagnée d'un fantastique design sonore, épouse à la perfection la carcasse infiniment sublime de Hannibal.

 

Photo Anthony Hopkins, Ray LiottaUn dîner presque parfait

 

L'HISTOIRE DE CLARICE ET H. 

Néanmoins, la richesse formelle n'a jamais été un vrai problème pour le cinéaste, designer de formation, et qui accorde depuis ses débuts une importance capitale à la direction artistique. Hannibal transpire la mise en scène de haut vol et le travail raffiné, choses valables pour ses films les moins bons – les plus mauvais, c'est une vraie question. Ce qui lui donne une couleur bien supérieure, c'est son histoire, d'un romantisme noir et d'une poésie crépusculaire splendides.

Parce qu'il embrasse sans vergogne la dimension sexuelle de l'histoire, le film touche le cœur et les entrailles des deux personnages, deux faces d'une même pièce lancée au dessus d'un monde de puanteur morale. Le scénario regorge de dialogues délectables, d'une férocité réjouissante. Controversée, modifiée, altérée, la fin n'en demeure pas moins merveilleuse et perverse – avec une mention particulière au fameux dîner, délicieuse resucée de Massacre à la tronçonneuse.

 

Photo Anthony HopkinsUn sommet d'érotisme noir

 

"J'ai traversé la moitié du monde pour vous voir fuir, Clarice". En une phrase, un décolleté irréel et une queue de cheval emprisonnée, Ridley Scott dessine l'un des climax les plus sexuels et perturbants du cinéma américain.

Face à un Anthony Hopkins impeccable, au sourire tendrement diabolique, Julianne Moore est fantastique. Jodie Foster restera l'unique Clarice Starling pour l'opinion commune et correcte, mais en vérité, Moore est au moins aussi grandiose. Elle démontre une magnifique résistance, et une vie intérieure fascinante derrière une paroi de glace.

 

Photo Julianne MooreMore Moore

 

"Je n'étais pas du tout intimidé par Hannibal"

Armé d'une confiance redoutable, qui s'est vraisemblablement retournée contre lui ces dernières années, Ridley Scott a pris le diable par les cornes dans le bien nommé Hannibal. Simple rouage dans Le Sixième Sens et Le Silence des agneaux, où il ne récolte pas plus de 16 minutes à l'écran, il accède ici au stade de moteur.

L'intrigue démarre par lui, lorsqu'il le décide, et s'achève avec lui. En ça, cette suite est fascinante : elle bascule le point de vue sur le monde. Le parti pris de Jonathan Demme, et dans une moindre mesure de Thomas Harris, était de pénétrer dans l'horreur via les yeux de Clarice, ceux de la raison, de la réalité monochrome – des yeux de prolétaires, selon Lecter.

 

Hannibal : photoCopain comme cochon

 

Passé du côté obscur de la force, le deuxième film en est le pendant noble et aristo, bercé par Dante et l'opéra, la peinture et l'appétit pour l'élégance. Métamorphosé en créature quasi-surnaturelle, Lecter n'est plus le héros du film : il est le film. Hypnotique, cérébral, cauchemardesque, insondable, imbattable. Irrésistible donc.

 

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commentaires
Vento
29/12/2017 à 18:54

Je pense qu'Hannibal a été réalisé avec plus de tact que sans doute certains journalistes n'ont pas apprécié. Il y a une forme de subtilité qui est présente aussi dans le jeu d'Hopkins qui a un regard moins félin et qui semble être plus dynamique, perso ça me dérange pas du tout et ce film de Ridley Scott reste intriguant, ces images c'est comme une violence latente, quelque chose se cache derrière la beauté comme cette monstruosité qui se cache derrière Hannibal qui est un esthète.

anonyme
14/11/2017 à 03:16

Magnifique critique

Fannibal
02/09/2017 à 12:36

Bien contente d'avoir enfin trouvé un article objectif sur ce film. Pour moi il est bien meilleur que le silence des agneaux ( qui vieillit mal je trouve). La fin est ce qu'elle est mais apporte des questions sur un éventuel futur.
L'appréciation de ce film, je crois, se cache dans les détails et dans les scènes coupées.
2001 n'était pas encore une période où l'on pouvait tout montrer.