Critique : Au bord du monde

Chris Huby | 22 mai 2013
Chris Huby | 22 mai 2013

Le documentaire Au bord du monde se fait au son de l'introduction de Parsifal, le dernier opéra composé par Richard Wagner. Les images nocturnes de la ville de Paris s'étalent pendant de longues minutes, superbes, présentant un univers à la fois grandiose et écrasant. La présentation est d'une telle beauté que l'on s'attend à découvrir une tragédie théâtrale découpée en actes. Le réalisateur, Claus Drexel, installe ainsi une véritable dimension à son documentaire, lorgnant vers un lyrisme mythologique à la manière de Flaherty et qui happe immédiatement le spectateur.

Très vite, des ombres passent dans les rues, des hommes et des femmes se déplacent au milieu des carrefours, sur les trottoirs, poussant des caddies, âmes perdues à présent isolées et sans but véritable. Des sans-abris fantômes oubliés de tous et qui font le sujet du second métrage du metteur en scène après la fiction Affaire de famille (2008). Les interviews les plus délicates s'enchainent alors pendant plus d'une heure trente, entre situations désespérantes, paranoïa, folie, mais aussi générosité, joies et sensibilité exacerbée. Les personnages sont si bien choisis que l'on ressent une empathie infinie pour leur cas - et sans doute une culpabilité déchirante. Les cadres composent des tableaux fixes d'une grande puissance, symboles de « l'arrêt », une esthétique singulière qui vaudra sans doute des reproches au réalisateur. Mais le principe est encore bien là, justifié et parfaitement assumé. Le film choisit le paradoxe d'une beauté parisienne lumineuse et majestueuse, qui cache des personnes qui sont allés bien au-delà de la chute, servant ainsi un propos efficace car antinomique et direct. Les témoignages n'en sont que plus choquants et troublants.

La question de la pauvreté a déjà été traitée de nombreuses fois par le passé, mais rarement le sujet a été attaqué aussi frontalement avec autant de sensibilité et d'intelligence. Les hommes et les femmes qui ont été approchés tout au long d'une année de tournage communiquent sans fard à propos de leur misère, désastre à la fois social et psychologique. Le travail s'est donc fait avec un immense respect des individus. Il en ressort des paroles qui arrachent le cœur. Certaines sont d'une immense lucidité.

La mise en scène arrive à les magnifier, à en sortir toute la douleur et la solitude. C'est un exercice délicat et courageux, complexe à bien des égards et qui est plus que nécessaire tant le pays France traite de plus en plus mal ses SDF. Aujourd'hui, leur nombre s'élève à plusieurs milliers rien qu'à Paris, ville lumière qui créé parallèlement ces ombres que personne ne veut croiser. À titre d'information, les 100 minutes qui composent ce documentaire ne représentent que 1% de ce qui a été filmé - c'est dire l'ampleur du sujet.

Initialement, le travail du photographe Sylvain Leser a été choisi par la production pour sa particularité et son génie. Devenu chef-opérateur du film, Leser a fait profiter  toute l'équipe de son expérience de terrain ainsi que de sa connaissance des individus. Son travail sur les SDF existe depuis 4 ans et il ne va pas s'arrêter là. Son site web témoigne remarquablement de son travail unique en la matière : www.sylvainleser.com

Au-delà de toutes les qualités intrinsèques à ce documentaire essentiel, il faut aussi signaler l'immense acharnement et toute la difficulté qu'a eue son producteur Florent Lacaze (Daisy Day films) pour monter le projet et le mener à bien, engloutissant quasiment tout l'argent de son entreprise à des fins de bonne production. Un véritable acte de foi. Les instances du CNC et de la Région lui ont effectivement refusé les financements pour diverses raisons, ce qui revient à se poser de vraies questions sur le système lui-même qui enrichit d'autres projets nettement plus superficiels et anodins. A l'ère des déclarations post-Maraval, et vu le sujet et son traitement, c'est encore un véritable scandale. Heureusement que la sélection de l'ACID est venue prêter main forte à cet important projet qui va ainsi trouver ses distributeurs.

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