Critique : Sugar man

Damien Leblanc | 21 décembre 2012
Damien Leblanc | 21 décembre 2012

Euphorisant conte de Noël qui garde pourtant les pieds sur terre et le regard fièrement vissé à ses lunettes de soleil, Sugar Man retrace le fascinant destin de Sixto Rodriguez, chanteur-compositeur originaire de Détroit qui signa deux merveilles d'albums folk en 1970 et 1971. Mais les authentiques pépites que sont Cold Fact et Coming from Reality essuyèrent en Amérique un flop si brutal que l'artiste se retira illico de la scène musicale, sans savoir qu'il allait devenir un demi-Dieu en Afrique du Sud, où ses chansons frondeuses devinrent des emblèmes de la lutte contre l'Apartheid.

Construit comme une enquête en deux temps, Sugar Man démarre sur une majestueuse route sud-africaine, où Malik Bendjelloul (réalisateur suédois ayant notamment livré des documentaires sur l'histoire du heavy metal) nous fait rencontrer Stephen Segerman, un fan inconditionnel de Sixto Rodriguez. En s'implantant d'emblée au sein des admirateurs sud-africains blancs du chanteur américain, le cinéaste observe les conséquences concrètes exercées par la musique de Rodriguez sur l'imaginaire collectif d'une nation qui a connu une histoire récente particulièrement violente. Très attentif à la parole des personnes interviewées, le film atteint une dimension mythologique lorsqu'il révèle que l'album Cold Fact a été écoulé à 500 000 exemplaires en Afrique du Sud et que les compositions de ce troubadour aux origines mexicaines y ont joué un rôle encore plus influent que celles des Beatles ou des Rolling Stones.

La saveur de Sugar Man réside donc dans la coexistence d'un versant légendaire (les fans de Rodriguez ont par exemple longtemps cru qu'il s'était suicidé en plein concert) et l'aspect nettement plus tangible des investigations menées. Lorsqu'il tente d'éclaircir la question des contrats qui lièrent Rodriguez aux maisons de disque, Sugar Man offre ainsi un truculent témoignage sur une industrie musicale aux ramifications plus que nébuleuses, qui n'informa pas l'intéressé du succès qui était le sien en Afrique du Sud. Parallèlement à cette quête de vérité, quelques séquences d'animation illustrent les chansons de l'artiste (Sugar Man, ritournelle consacrée à un lénifiant dealer, ou I Wonder, fiévreux hymne à la libération sexuelle), pour mieux insister sur l'idée d'un musicien inaccessible, dont la silhouette crépusculaire semble ne pouvoir être abordée que par le biais du fantasme.

Situé à mi-chemin entre la fable et le document réaliste, Sugar Man trouve naturellement toute sa cohérence lorsque Sixto Rodriguez est enfin retrouvé par la caméra de Malik Bendjelloul, de la même façon que Stephen Segerman et ses acolytes avaient retrouvé leur idole à la fin des années 1990. Si le fait d'avoir « mis la main » sur Rodriguez pourrait entraîner l'euphorie du cinéaste, c'est avec une tranquillité sidérante que la rencontre se déroule. Le chanteur, mythifié dans la première partie du film, se présente en effet dans sa modeste maison du Michigan comme un homme d'âge mûr qui travaille depuis plus de 30 ans comme ouvrier et passe le plus clair de son temps sur des chantiers de démolition. A voir ce papy au look placide se frayer un chemin au milieu des rues désertes et enneigées, il apparaît comme une évidence que le Rodriguez d'aujourd'hui fait corps avec l'existence qu'il s'est choisie, de la même façon que ses féroces chansons faisaient corps au début des années 1970 avec le spleen de la zone industrielle de Détroit.

Bien décidé à conserver vis-à-vis de l'artiste la même distance respectueuse que dans la première partie, Sugar Man ne résiste néanmoins pas au plaisir narratif induit par la destinée hors du commun de son héros. Les images d'archives de la triomphale tournée effectuée en Afrique du Sud à la fin des années 1990 montrent ainsi des salles entières remplies de fans ébahis et expose la façon dont le père de famille qu'est devenu Rodriguez a soudain profondément modifié le regard que portait sur lui son entourage le plus proche. Epousant la mystérieuse magnanimité du chanteur, Malik Bendjelloul préfère voir en lui une salvatrice figure de conciliation plutôt que celle du revenant prenant sa revanche sur l'industrie musicale. Oeuvre passionnée et passionnante, Sugar Man filme donc Sixto Rodriguez à hauteur d'homme, en refusant de croire aux fantômes et de tomber dans la surenchère mystique. Mais le film n’en dessine pas moins une voie sacrée, par la foi qu’il accorde aux vertus de la patience, de la ténacité et de la liberté de conscience (celles de Rodriguez autant que des admirateurs qui ont retrouvé sa trace) pour finalement dresser le portrait d'un homme réconcilié avec son art et affranchi de toute soumission à l'urgence médiatique.

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