Le Festin nu : critique

Sandy Gillet | 7 décembre 2005 - MAJ : 02/06/2018 20:58
Sandy Gillet | 7 décembre 2005 - MAJ : 02/06/2018 20:58

Le Festin nu est d'abord un livre de Williams Burroughs, réputé depuis sa première publication en France à la fin des années cinquante comme inadaptable au cinéma. Livre emblématique de la fameuse « Beat Generation », mouvement artistique basé sur le refus de l'American Way of Life qui rejetait en bloc la société de consommation libertaire américaine des années 1950 et 1960, Le Festin nu fut en effet écrit « sous influence » et selon le procédé dit du « cut-up », à savoir une technique d'expression composée de mélanges de mots et de textes à partir de découpages et de collages, ce qui n'en facilite pas la compréhension. Glauque et d'une poésie rude, le texte rend compte de la dépendance de son auteur pour toutes sortes de drogues à la fois « responsables » du livre en lui-même, mais aussi de souffrances infinies tant physiques que psychiques.

Avec Cronenberg, Le Festin nu est devenu un formidable « biopic » dédié certes à l'écrivain, mais qui lui aura aussi surtout permis de revoir en détail, et semble-t-il jusqu'à nouvel ordre, l'intégralité de son bestiaire cinématographique et thématique. De fait, le film navigue avec aisance entre captation des passages les plus marquants de l'œuvre et récits biographiques de l'auteur, que Cronenberg cultive assidûment via une mise en scène et une mise en abyme qui n'ont de cesse de rappeler son univers fait de faux-semblants, de réalités virtuelles et de dégénérescence de la chair. Celle-ci, comme toujours chez Cronenberg, étant accélérée par « l'introduction » consentante ou de force d'un « corps » étranger qui n'est autre ici qu'une poudre jaune initialement conçue pour exterminer les cafards.

 

 

Le symbole de toutes les drogues utilisées jusqu'à l'abus par Burroughs est bien entendu évident, et permet donc au cinéaste canadien de simplifier à l'extrême voire jusqu'à l'épure l'impact visuel de son « alien », matrice fondatrice, récurrente et donc obsessionnelle de son cinéma. Il ne s'agit plus en effet ici de stigmatiser ce qui était bien souvent jusque-là virus, hallucinations ou encore déviances technologiques, pour mettre à nu la matérialité de la mort, mais de « montrer » qu'il existe bien une autre vision du monde, accessible sans autres artifices que la prise de conscience de sa propre vulnérabilité.

 

En cela, Naked lunch est la suite directe de Videodrome, film essentiel quant à la compréhension d'un monde parallèle et pourtant si proche que seule la contagion par l'image virale permet d'atteindre pour mieux y mourir (virtuellement ?). La différence ici est que très clairement le monde extérieur n'est que toc ou illusion, et que la drogue devient l'outil nécessaire pour accéder à cet autre univers que Cronenberg/Burroughs ont choisi d'appeler « Interzone », sorte de mélange entre New York et une casbah. En fait, le prétexte et le refuge mental pour un homme (l'écrivain, l'acteur Peter Weller et sa projection cinématographique) qui vient de tuer (accidentellement ?) sa femme en jouant à Guillaume Tell avec un verre et une arme à feu (Burroughs s'est en effet enfui au Maroc, à Tanger, juste après cette tragédie).

 

 

Là, il affrontera son homosexualité refoulée, sa dépendance à la drogue qu'il commuera en vecteur essentiel de sa création artistique (la légende veut que le manuscrit était d'abord un brouillon de notes éparpillées dont Burroughs a nié la paternité puisque ne se souvenant pas les avoir écrites), et accessoirement diverses créatures dont une machine à écrire/insecte qui lui donne des ordres de mission dans le cadre de ses nouvelles activités d'agent de renseignements. La finalité étant bien entendu d'assumer consciemment et inconsciemment la mort de la femme : Burroughs le fera en écrivant Le Festin nu, Weller/Burroughs l'exorciseront en la tuant une seconde fois à la toute fin du film, payant ainsi leur droit d'entrer dans l'univers hypothétique des lettres.

 

 

Jonglant ainsi habilement entre la réalité littéraire et la fiction du réel, Cronenberg nous livre ici un film somme, remarquable par sa fidélité et sa liberté de ton. Sans détours, il nous fait part de son admiration pour un homme qui a bien évidemment inspiré sa propre création cinématographique depuis ses origines. Trop longtemps catalogué comme cinéaste de genre, Cronenberg démontre ainsi avec Naked lunch qu'il n'est pas qu'un simple artisan de l'horreur viscérale entachée d'hémoglobine gore recouvrant une bonne partie de l'écran, mais aussi et surtout un génial inventeur (au sens juridique du terme à savoir découvreur) d'expériences de cinéma. En une tentative sans équivalent à ce jour, ne nous offre-t-il pas ici la mutation extrême, l'ultime et monstrueuse altération d'un film en une œuvre-d'art ?

 

 

Résumé

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