Critique : Monsieur Klein

Erwan Desbois | 17 juillet 2008
Erwan Desbois | 17 juillet 2008

À l'image de son héros, Monsieur Klein est un film double, à la fois quête d'identité oscillant entre l'enquête policière et le fantastique et devoir de mémoire sur l'une des périodes les plus honteuses de l'histoire française. Lorsque le film démarre en janvier 1942, le personnage principal Robert Klein (Alain Delon) représente en effet l'attitude d'une partie de la France sous l'occupation nazie : ni résistante ni collaboratrice, car n'ayant aucune raison de choisir l'un ou l'autre de ces deux camps, et qui dès lors se complait dans une vie agréable et cynique où la guerre n'est qu'une péripétie dont il faut savoir tirer profit.

Sur ce point, la réussite de Klein est complète. Issu d'une famille « française et catholique depuis Louis XIV » (dixit son père), il poursuit avec bonheur son activité de marchand d'art tout en fermant sans remords les yeux sur son comportement de vautour vis-à-vis des juifs auprès desquels il récupère des trésors familiaux à des prix dérisoires. Cette insensibilité couplée d'une certaine morgue va prendre fin lorsqu'un événement anodin et inexpliqué (puisque l'on ne saura jamais de façon certaine s'il s'agit d'une machination ou d'un hasard) va le placer au cœur de la terreur qui règne alors en France.

En recevant par erreur le quotidien d'informations destiné aux juifs, Klein devient en effet une cible potentielle du plan visant à l'éradication de ces derniers. Ce processus inhumain est décrit par le biais de séquences quasi-documentaires interrompant le récit et mettant en scène des personnages extérieurs à celui-ci. Le film s'ouvre ainsi sur une visite médicale dont le but est de déterminer selon des critères « objectifs » (tels que l'espacement des narines, le teint de peau…) le caractère juif d'une femme. La violence froide contenue dans cette scène la rend insoutenable, tout comme celles qui suivront et qui décrivent la préparation méthodique de la rafle du Vélodrome d'Hiver.

Indifférent mais pas stupide, Klein sait tout cela et va se lancer à corps perdu à la poursuite de « l'autre » Robert Klein afin de se mettre à l'abri. Le K de Klein se rapproche alors du K de Kafka, tant cette quête va tendre vers le surréaliste, entre rencontres fantasmagoriques (celle avec le personnage interprété par Jeanne Moreau, dans un château qui semble hors de la guerre et hors du temps, en est le point culminant) et absurdité de la bureaucratie poussée à l'extrême. C'est en effet en faisant remonter à la police le problème auquel il est confronté que Klein va mettre le doigt dans l'engrenage des vérifications d'identité, des surveillances et des innombrables certificats à fournir. Il passe ainsi du statut de victime à celui de suspect, et par sa propre faute peut-on dire, tellement il est impossible de mettre un nom ou un visage sur la machine étatique à l'origine de ces règles : la police française est représentée par des fonctionnaires interchangeables (mêmes vêtements, même faciès), et les rares nazis qui apparaissent à l'écran sont des figurants traversant une rue ou arpentant un quai de gare. En changeant radicalement sa mise en scène d'une séquence à l'autre pour la soumettre tour à tour aux règles de cadrage et de montage des styles documentaire, policier et fantastique, Joseph Losey restitue parfaitement cette ambiance trouble et incertaine, et place le spectateur dans le même sentiment de malaise que son héros.

Tandis que l'étau se resserre inexorablement autour de lui, Klein poursuit en effet sa propre enquête à la recherche d'une vérité qui se dérobe sans cesse. Si au début, alors qu'il déborde encore d'orgueil et de confiance en lui, Klein cherche à mettre à profit les coïncidences troublantes qu'il rencontre (comme le fait qu'il soit reconnu de visu comme étant l'autre Klein), celles-ci vont vite prendre le dessus sur lui et lui faire perdre tous ses repères, au point par exemple de lui faire considérer comme un signe le fait qu'un chien errant qui le suit dans la rue ressemble à un chien présent sur une photo de l'autre Robert Klein. Ce rôle complexe et changeant est l'occasion pour Alain Delon de signer l'une des plus belles performances de sa carrière. Par des modifications infimes de l'intonation de sa voix ou de l'expression de son visage, il nous fait ressentir l'évolution de son personnage et sa prise de conscience que l'on peut assimiler à une naissance au monde qui l'entoure.

 

Autour de lui, de grands noms (Michael Lonsdale, Michel Aumont, Suzanne Flon en plus de Jeanne Moreau que l'on a déjà cité) mettent leur talent au service de leur rôle et non l'inverse, et contribuent ainsi à créer un univers réaliste et pourtant cauchemardesque, dans lequel la notion d'identité est devenue vague. Elle ne correspond en effet plus à qui on est mais à ce que l'on est, collaborateurs qui se ressemblent tous ou résistants insaisissables qui ont un nom différent pour chaque personne qu'ils ont croisée. Robert Klein choisira lui aussi son rôle dans cette guerre, et donc son identité « morale », lorsqu'il préférera le sacrifice à l'indifférence au cours de la dernière séquence poignante au Vélodrome d'Hiver, au cours de laquelle se rejoignent son histoire et la grande Histoire contées jusque là en parallèle par Losey. Le message qui en découle est comme une glaciale piqûre de rappel : la neutralité n'est pas un choix face à la barbarie, cette dernière faisant des réveils trop tardifs (à l'instar de celui décrit dans Monsieur Klein) des morts certaines et en définitive inutiles.

 

Erwan Desbois

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