Critique : Luis Buñuel - Le journal d'une femme de chambre + Cet obscur objet du désir + La jeune fille

Erwan Desbois | 22 décembre 2005
Erwan Desbois | 22 décembre 2005

Déroutant, inquiétant, ambigu, Le journal d'une femme de chambre (1964) n'est pas un film aimable. Sans personnages positifs ni échappatoires, filmé dans un noir et blanc crépusculaire et sous un ciel qui semble perpétuellement bouché par les nuages, il dresse un portrait acerbe de la décadence de toute une société, et pas seulement de sa classe bourgeoise comme il l'est communément admis à propos de cette œuvre.


Bien sûr, la bourgeoisie croquée – ou plutôt broyée – par le tandem Buñuel – Carrière est insupportable de suffisance et de désœuvrement. Le talent génial des deux hommes pour la création de personnages à mi-chemin entre la caricature et l'authenticité cinglante est à l'œuvre dès cette première collaboration pour la description des Monteil, la famille de province pour laquelle va travailler Célestine (Jeanne Moreau), femme de chambre nouvellement arrivée de Paris. Le maître de maison est un parvenu, qui a fait fortune dans la cordonnerie ; sa fille, âgée d'une quarantaine d'années, est une gestionnaire qui n'a d'autre occupation de ses journées que la bonne tenue de la maison et des comptes ; et son gendre un abruti sans charisme ni talent, qui passe ses journées à chasser les animaux – pour les tuer – et les servantes de la maison – pour les engrosser avant de les répudier, ce qui revient finalement presque au même.


Le regard de Buñuel est suffisamment lucide et affûté pour qu'une scène suffise à chaque fois pour dénoncer les travers cachés de ces personnages, en ne faisant qu'observer sans grossir le trait. Une discussion de Madame Monteil avec un curé fait découvrir à mots couverts sa frigidité extrême ; l'attitude de son père au cours de la lecture qui lui est faite par Célestine d'un livre sociologique fort sérieux – peu importe que le ton monocorde de la femme de chambre lui rende impossible le suivi du texte, tant qu'il peut lui caresser les jambes et la chausser de bottines en cuir – dévoile l'inculture de ce dernier et la vacuité de son existence. Vacuité généralisée au sein de cette classe sociale, qui ferait rire si cette dernière n'avait pas droit de vie et de mort sur ses sujets : la séquence du viol d'une servante par Monsieur Monteil, au déroulement très lent mais inexorable (et qui ne sera suspendu que le temps d'un gros plan sur le visage de la servante, sur lequel coule une larme déchirante), enlève toute éventualité d'une quelconque présence d'humour dans le propos de Buñuel.


Malheureusement, les alternatives croisées par Célestine à ce mode de vie ne sont pas meilleures. Le soldat vétéran voisin des Monteil, lui aussi aisé financièrement, ne se place en porte-à-faux de leur attitude que par jalousie face à leur position dominante dans le village ; quant aux représentants du peuple, ils sont tous aux ordres et se séparent en deux catégories : les simples d'esprit et les fascistes au dernier degré. Alors qu'elle s'amusait jusque là avec détachement et insolence des tares de chacun, Célestine va se voir forcée de prendre parti suite à un crime horrible. Comme souvent chez Buñuel (Belle de Jour, Tristana…), cette rupture dans le récit intervient au moment même où une solution satisfaisante vient d'être trouvée par le héros afin d'échapper à une réalité sordide – ici, le retour de Célestine à Paris en abandonnant derrière elle ce « marécage » ainsi que le nomme Jean-Claude Carrière.


Le caractère positif (par comparaison avec les autres protagonistes du film) de Célestine s'efface alors inexorablement, et laisse le spectateur démuni devant un monde sans espoir d'éclaircie. Au cours de ces recherches pour confondre le meurtrier, Célestine va en effet être convoitée par les deux camps de la bourgeoisie et du bas-peuple, sans autre option que de choisir le moins pire. C'est ce dilemme moral qui tient le devant de la scène au cours du dernier acte, la trame policière devenant alors secondaire – le meurtrier ne finit d'ailleurs pas emprisonné, faute de preuves. Un fait qui renforce le constat d'échec désenchanté qu'est l'épilogue : la bourgeoisie récupère les êtres intelligents et se renferme toujours plus sur elle-même, laissant le peuple sombrer dans la haine et le sectarisme sans y porter le moindre intérêt. Le journal d'une femme de chambre est la démonstration par l'exemple (celui de Célestine) de ce fonctionnement mortel d'une société courant à sa perte, aboutissement inéluctable exprimé par Buñuel en un simple plan : un éclair terrifiant qui traverse le ciel, accompagné d'un assourdissant coup de tonnerre.


Le journal d'une femme de chambre : 10/10

Après Jeanne Moreau et Catherine Deneuve (dans Belle de Jour et Tristana), la troisième égérie du cinéma français à avoir été dirigée par Luis Buñuel fut Carole Bouquet dans Cet obscur objet du désir (1977) – film qui la révéla au monde mais qui la cantonna aussi pendant longtemps dans une image d' icône de beauté parfaite et inaccessible. Et pour cause, puisque l'unique enjeu dramatique de Cet obscur objet du désir est le refus permanent opposé par son personnage, la belle et jeune Conchita, aux avances de plus en plus pressantes d'un richissime bourgeois, Don Mateo. De Paris à Séville, à chacune de leurs rencontres, Conchita accepte tout ce qu'un Mateo transi d'amour a à lui offrir, et lui donne tout ce qu'il veut en retour – présence à ses côtés, flirts appuyés –, sauf la chose qu'il désire le plus ardemment : faire l'amour.


« Si je te donne tout ce que tu veux, tu ne m'aimeras plus ». C'est ainsi que Conchita se justifie face aux plaintes répétées de Mateo, quand elle daigne se justifier. Car comment être sûr que l'obscur objet du désir de ce dernier est bien elle-même, et non pas le simple fait de désirer et d'aimer quelqu'un ? Cette question sans réponse certaine est au cœur de l'histoire d'amour houleuse entre Conchita et Mateo, qui court tout au long du film et les conduit dans une escalade d'incompréhensions et de déchirures. Tout oppose en effet les deux protagonistes : Conchita est amoureuse de l'âme de Mateo, et Mateo du corps de Conchita (superbe scène à travers une grille, où Mateo enfouit son visage dans les cheveux de Conchita que cette dernière lui offre à embrasser) ; elle est cérébrale et toute en retenue, lui est véhément et impatient.



Face à ce bloc de passions et de pulsions joué par Fernando Rey (déjà présent dans Tristana et dans Le charme discret de la bourgeoisie) avec toute la violence contenue nécessaire, la complexité et le comportement insaisissable de Conchita sont illustrés à l'écran par la présence de deux actrices pour lui donner vie. La froideur et le mystère insufflés par Carole Bouquet alternent en effet avec le sourire tentateur et le jeu de séduction lascive d'Angela Molina. Le résultat pour Mateo reste le même : le refus, encore et toujours, qu'il prenne une forme extravagante (la ceinture de chasteté portée au lit par Conchita / Carole Bouquet) ou agressive (l'adultère mis en scène par Conchita / Angela Molina sous les yeux de Mateo, à qui elle avait promis son corps). Face à ces dérobades féminines de plus en plus cruelles, les réactions du mâle gagnent elles aussi en exaspération ; poussé à bout, Mateo en arrivera même à l'intolérable : la violence physique.



Malgré ces éclats, c'est pourtant bel et bien d'une histoire d'amour dont il est question ici. Un amour exacerbé, amené jusqu'au point de rupture, mais un amour quand même, franc et durable, pour la première fois dans la carrière de Buñuel. Chaque séparation est en effet suivie de retrouvailles, et la tendresse de ces dernières (jusqu'à celles qui clôturent Cet obscur objet du désir) est à la hauteur des explosions successives de violence. Bon an mal an, Buñuel s'est donc finalement converti à un certain romantisme, émouvant car inattendu et sincère. Bien que fragile (le terrorisme aveugle omniprésent dans Cet obscur objet du désir peut frapper à tout moment et tout interrompre de manière brutale), cet apaisement tardif peut sûrement expliquer pourquoi ce fut là le dernier film du réalisateur, alors même qu'il ne s'éteindra que six ans plus tard.


Cet obscur objet du désir : 09/10

Le troisième film présent dans ce coffret, La jeune fille (1960), est une rareté qui apporte un contrepoint inattendu à cette mini-rétrospective Buñuel concoctée par StudioCanal. Il s'agit en effet d'un long-métrage appartenant à sa période américaine particulièrement succincte (par opposition à la période française qui durera du Journal d'une femme de chambre à Cet obscur objet du désir), puisqu'elle n'est composée que de deux films. Preuve de l'extraordinaire faculté de Buñuel à s'adapter à tous les contextes et à tous les sujets, La jeune fille arbore une esthétique et des préoccupations typiquement américaines.


Au début des années 60, ces préoccupations avaient pour nom le racisme et le clivage culturel entre les villes et la campagne. Buñuel les aborde de front, avec une mise en place très théâtrale : un huis-clos sur une île à l'écart du monde entre quelques personnages (trois tout d'abord, puis cinq) qui sont autant de représentants types d'un groupe social. Il y a la jeune fille du titre, Evalyn, adolescente élevée depuis sa naissance sur l'île et qui n'a donc aucune idée des notions complexes de bien et de mal échafaudées sur le continent ; Miller, le garde-côte blanc et rustre chargé de s'occuper d'elle ; et Traver, musicien noir en fuite car injustement accusé de viol. A la haine raciale et aux préjugés qui en découlent, Buñuel rajoute à l'opposition entre les deux hommes une forte composante sexuelle, puisque Miller prête à Traver le désir physique inavouable et honteux qu'il ressent pour Evalyn. Le mélange de cette thématique propre au réalisateur espagnol (le conflit permanent entre nos pulsions et notre enseignement) et d'un sujet américain classique débouche sur une œuvre hybride, rendue passionnante par la complexité inhabituelle des relations entre les personnages.


Le duel entre nature et civilisation se joue aussi dans la mise en scène, avec un net avantage pour la première. Avare en dialogues et en musique, le film est en effet envahi par les éléments naturels (forêt, océan, animaux sauvages), avec pour point culminant une spectaculaire poursuite à pied à travers la forêt qui semble particulièrement hostile à l'homme. Cette réussite formelle appuie le mystère envoûtant du récit, et compense le jeu médiocre des acteurs, qui récitent tant bien que mal les dialogues complexes mis dans la bouche de leurs rôles par Buñuel. Seule émerge la jeune Key Meersman (dont la carrière restera sans suite), qui crève l'écran en forte tête butée et innocente car pervertie par aucun dogme.


La dernière curiosité de ce film à découvrir est la présence d'un prêtre dans un rôle étonnamment positif pour Buñuel. C'est en effet à lui que l'on doit le happy-end du film, particulièrement cruel envers les personnages masculins blancs, que l'absence d'éducation et de règles ramène ici à l'état de bêtes. Mais le reste de la filmographie du réalisateur espagnol, qui met plus d'une fois à nu les carences et les méfaits de l'église catholique, amène à tempérer ce happy-end : ceux que la religion a sauvé de la sauvagerie, qu'en fera-t-elle une fois qu'elle les aura ramenés à la civilisation ?


La jeune fille : 07/10

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