Critique : Alfred Hitchcock : Les premières oeuvres (1932 - 1940)

Johan Beyney | 20 juin 2005
Johan Beyney | 20 juin 2005

Ce troisième volume des premières œuvres d'Hitchcock offre à voir trois films extrêmement différents, tant au niveau du ton que de l'intérêt que l'on peut y porter. Sont en effet réunis dans ce coffret une comédie de mœurs et un polar quasi-vaudevillesque appartenant à la période anglaise du réalisateur, ainsi qu'un film d'espionnage de facture plus classique. Si l'on se plait à regarder ces trois films pour ce qu'ils sont, on se plait encore davantage à les visionner à l'aune du travail futur du réalisateur mythique. Pris dans un travail de détective cinéphilique, on recherche dans ces " premières " œuvres (rappelons tout de même que sur la période 1932-1940 couverte par ce coffret, Alfred a également réalisé sa première version de L'homme qui en savait trop, Une femme disparaît ou Les 39 marches, qui ne sont pas à proprement parler des travaux de débutant !) ce qui peut préfigurer le travail du grand réalisateur qu'il est devenu - et, à vrai dire, qu'il était déjà.


À l'Est de Shanghai (Rich and strange) se présente à première vue comme une comédie de mœurs. Fred et Emily vivent une petite vie bien rangée dans le Londres des années 30, mais Fred s'ennuie : il voudrait voyager et parcourir le grand et vaste monde. Qu'à cela ne tienne, un héritage providentiel va lui permettre de réaliser ses rêves les plus fous et le voilà parti, accompagné de sa femme, sur une croisière qui vont les emmener dans l'Est lointain. Posant sur ce couple un regard à l'humour certes britannique mais surtout typiquement hitchcockien (c'est-à-dire moqueur, flegmatique et un brin cruel), Hitchcock va alors le mettre à l'épreuve. Car si le train-train et les habitudes faisaient tenir le couple sur la terre ferme, le roulis des vagues va vite remettre cet équilibre précaire en question. Fred sera tenté par la chair d'une Princesse exotique, Emily (blonde hitchcockienne pas encore vénéneuse à l'époque) par la fougue sentimentale d'un capitaine pour le moins romantique. Si le film n'est pas policier, on voit déjà se mettre en place un certain nombre d'éléments phare de la mécanique hitchcockienne d'un point de vue technique (multiplication des positionnements de caméra, utilisation de la caméra subjective lors des moments de trouble) et thématique (les objets comme métaphore de l'action, la dissimulation et la trahison, le grain de sable enrayant la machine - ici une passagère trop envahissante et curieuse -, l'idée d'une faute à l'origine de l'intrigue). Autant d'éléments qui font de ce film (l'un des préférés d'Hitchcock) une comédie pas si légère qu'il n'y paraît.


L'insuccès critique et public de ce film le pousse cependant à revenir vers l'univers policier avec Numéro 17 (Number 17), sans doute le film le moins intéressant que propose ce coffret. Un passant entend du bruit dans une maison qui semble pourtant abandonnée. En bon samaritain il s'y précipite, s'engageant alors dans une intrigue abracadabrantesque qui a de quoi laisser pantois. Affublé d'un cadavre, d'une sorte de vagabond assez jovial et d'une jeune femme qui affirme être la fille du mort, il se voit en plus réceptionner quelques inconnus patibulaires et mal intentionnés. Que cela soit clair : rien de tout ça ne l'est (clair). On ne sait jamais qui est qui, ni ce qui motive les personnages (une vague histoire de collier en diamants peine à servir d'alibi à l'histoire), le tout étant servi sur un ton humoristique qui évacue toute tension (on n'aura jamais vu des personnages se faire braquer avec autant d'insouciance). C'est ici presque exclusivement dans la mise en scène que se cache l'oncle Alfred : dans l'utilisation de l'espace et des perspectives (notamment celles que dégagent les escaliers) et les jeux d'ombre et de lumière particulièrement appuyés ici. Dans ces silhouettes qui se découpent sur des murs nus, la distorsion des ombres, la lumière comme élément de spatialisation, on retrouve un univers assez proche de l'expressionnisme allemand. Mais c'est surtout dans la seconde moitié du film que le talent d'Hitchcock prend toute son ampleur : organisant une poursuite sur un train en marche, ainsi qu'une course d'engins train/voiture, le réalisateur se débarrasse de son scénario confus et brouillon et parvient enfin à installer une tension par la seule force de sa mise en scène. Avec un enthousiasme forcené (et avec l'aide de celui du spectateur qui fera semblant de ne pas s'apercevoir qu'il s'agit de maquettes), il filme ces machines dans un final qui fait la preuve de cette capacité impressionnante à susciter l'attention par la simple maîtrise de sa caméra.


Enfin, quelques années (et quelques films) plus tard, Hitchcock tourne Correspondant 17 (Foreign Correspondant). Second film américain du réalisateur après le célèbre Rebecca, il concentre à lui seul tout l'univers d'Hitchcock. Le patron d'un journal américain recherche un tough guy pour aller en Europe dénicher de vrais scoops en cette veille de Seconde Guerre Mondiale. Rebaptisé Huntley Harvenstock (nom censément plus vendeur), Johnny Jones part donc pour l'Angleterre et va y découvrir le scoop de sa carrière en même temps que la femme de sa vie. Complot et paranoïa, espionnage et trahison, mystères et révélations, tous les ingrédients du film hitchcockien sont là, déjà pimentés par une histoire d'amour contrariée et une touche d'humour. Huit ans après Numéro 17, la caméra s'est faite plus fluide, et marque des intentions plus subtiles. On retrouve ici l'inventivité visuelle d'Hitchcock (notamment avec cette incroyable poursuite sous une forêt de parapluies et, déjà, le jeu avec la sensation de vertige) et cette façon si particulière d'ouvrir les perspectives de l'espace-studio pour y inscrire son action (ici un champ de moulins en Hollande, les toits londoniens ou lors d'un crash en mer).


Si les trois récits présentés dans ce coffret trouvent leur résolution dans une catastrophe maritime (en bateau pour À l'Est de Shanghaï, en train pour Numéro 17 et en avion pour Correspondant 17), on comprend surtout que ce n'est jamais à la surface que les films du maître du suspense prennent toute leur dimension, mais bien dans ce qui se cache en dessous, dans des profondeurs obscures et insondables.

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