Critique : Shakti

Marjolaine Gout | 25 juillet 2006
Marjolaine Gout | 25 juillet 2006

En Inde, pays où la parole et le récit oral sont célébrés, le cinéma, opium d'un peuple, en est estampillé. Art du conteur, ce cinéma transmet et éduque par ses fresques chatoyantes. Adaptant inlassablement des œuvres littéraires ou des films régionaux à grand succès, l'industrie du cinéma indien puise depuis ses balbutiements dans les films occidentaux. De cette argile, les cinéastes indiens fondent et créent leur propre réalité.

Réincarnation cinématographique, Shakti n'échappe pas à cette tradition. Inspiré du film Jamais sans ma fille, Krishna Vamsi, réalisateur et scénariste s'est épris de son sujet. Passionné par l'illustration du combat d'une femme, dont l'enfant lui est arraché, il réitère l'expérience en Hindi (après une première version datant de 1998 en telugu : Anthahpuram) et nous livre une œuvre poignante et contrastée où le flux des émotions sert de fil conducteur à la narration. Vamsi gomme les aspérités des films précédents. Il en garde la substance et sa force résidant dans l'interprétation transcendée de l'héroïne s'escrimant à récupérer son enfant. Karisma Kapoor (Fiza, Zubeidaa), actrice d'une longue et prospère lignée du cinéma hindi incarne ce personnage : Nandini. Elle émerge en caméléon et transcende les variantes de couleurs de son interprétation, se métamorphosant ainsi au fil de l'intrigue.

À partir de là, Shakti se détache du remake et nous propulse dans une expérience cinématographique singulière : Exercice de style absorbant tous les aspects du cinéma indien, il s'impose comme une œuvre très personnelle et dense. Ce long-métrage se mue dès lors en une tornade filmique percutante et innovante.

Shakti, film double, construit sur un système d'opposition nous projette dans deux univers. Le monde du rêve (celui de Nandini) avec l'occident moderne, ancré dans le présent. Il est déterminé par des tons pastel accentuant son aspect paisible. De l'autre côté, Vamsi brosse un cauchemar édifiant de la réalité, où le temps s'est arrêté, laissant le passé se répéter inlassablement. Une lumière crue et des couleurs chaudes, captant l'œil, martèlent cet univers aride et hostile du Rajasthan. Vamsi use de ce système de contraste flagrant aussi bien dans l'utilisation des décors que dans l'évolution de ses personnages afin de révéler son sujet. Car le lien entre ces deux mondes et ces divergences (culture, mode de vie…) se rattache grâce à la terre et aux sentiments à un personnage : Nandini, indienne expatriée. Le coup de maître de Vamsi réside ainsi dans sa mise en scène révélant par l'association de chaque détail et chaque instant le sens du film.

Ainsi, fort de son expérience en tant qu'assistant de Ram Gopal Varma (grand réalisateur indien, passé maître dans les films de genre de gangster, d'horreur…), il use des subterfuges de la mort ou des artifices de la violence (dialogues virulents, mitraillettes, grenades artisanales et flot d'hémoglobine) pour immerger le personnage vulnérable de Nandini dans un monde de meurtriers sadiques animés par la haine, la convoitise et la bestialité. Cette violence troublante, glaçante n'est pas gratuite. Le cinéaste expose par cette puissance, nous happant le regard, un monde de cruauté. Or, cette violence découlant de la colère sert le sujet du film. Cette violence prend ainsi sens avec son titre et son héroïne. La shakti, terme polysémique est l'énergie, la puissance. Elle est dans un sens premier la force intérieure qui anime les personnages de ce film. Mais ici sa signification est plus vaste et encore plus profonde dès que l'on connaît son sens. Le titre provient donc de l'une des croyances de l'hindouisme : le shaktisme. Culte de l'énergie divine suprême elle est centrée sur la mère, son aspect féminin, sa dualité : l'énergie créatrice et destructrice, et l'émergence d'un nouvel état de conscience qui est latent en chacun de nous.

En cela, le film prend une autre tournure et plusieurs sens avec la violence qui surgit, exulte dans le combat de Nandini face à Narsimha, son beau-père, roi tyrannique (interprété par un Nana Patekar bluffant). Comme la plupart des métaphores des films indiens, la femme a un rôle récurrent où elle représente la patrie. Ici, Nandini n'échappe pas à cette métaphore. Elle est la Bharat Mata (Mère de l'Inde) et sa violence, le venin qu'elle crache sur Narsimha est le réveil de son insoumission et devient aussi dans l'inconscient collectif indien, leur réveil face à l'oppression. Shakti c'est donc l'éveil de Nandini, qui se transcende et se métamorphose pour faire face aux obstacles en utilisant l'arme de ses adversaires : la violence. Celle-ci au même titre que l'amour pour son fils provient de cette énergie : la shakti la soutient, la conduit à travers les barrages qui l'entravent vers son but. Chaque personnage du film est touché par cette puissance incarnée par Nandini. Les femmes en apparence faibles se révèlent, à son contact. Ainsi sa belle mère (jouée par Deepti naval) marque une révolte ouverte contre son mari en tentant de s'immoler puis en livrant un monologue vibrant sur sa condition d'esclave.

La shakti, c'est ainsi cette lutte qui s'appelle création mais c'est de même le symbole d'un peuple qui combat pour (sur)vivre grâce à cette force intérieure. Le sens, clef du film, converge vers le personnage de Nandini qui est à la fois création (mère) et destruction en réussissant par sa détermination à la résignation de Narsimha qui la laisse partir avec son fils.

Le film, truffé de significations, s'apparente à première vue à une pierre grossièrement taillée qui se révèle être précieuse et minutieusement ciselée. Car Krishna Vasmi, ne se cantonne pas ici, à simplement éluder un sujet dense. Il le structure, y introduit des pauses permettant de relâcher la tension dramatique, soutenue du début à la fin. Il y insère des interludes musicaux (nécessité commerciale pour un film indien) et des intermèdes comiques. Avec ces pauses rythmant le film, Shakti prend un autre aspect. On y retrouve, dans un rôle de second plan, la nouvelle légende de ces dix dernières années : Shah Rukh Khan. Par sa présence, il illumine la pellicule en campant un anti-héros comique. Il détourne en une fraction de seconde le drame et plonge le film dans des accents de western spaghetti. Personnage typique du genre, mal rasé et serviable pour une poignée de dollars, il rafraîchit l'intrigue à chacune de ces apparitions virevoltantes par sa légèreté.

Trouble fête dans ce film, le comédien n'en efface pas moins la scène mémorable, où Karisma nous laisse de marbre tout comme la caméra qui s'est figée. En effet, après une interprétation époustouflante de celle-ci s'égosillant lorsqu'elle est enfermée par son beau-père, dans la remise, afin que celle-ci ne tente plus de s'enfuir avec son fils, nous sommes pris aux tripes. Mais l'incursion de Shah Rukh Khan nous éloigne immédiatement de cette réalité brutale pour nous plonger dans un doux rêve. Ishq kamina, chanson culte, chorégraphiée par Farah Khan nous émerveille et nous ressource avec l'apparition d'Aishwarya Rai au côté de Shah Rukh Khan. C'est ainsi le véritable pouvoir de Shakti, celui de jouer imperturbablement avec nos émotions.

Certes le film n'est pas parfait, excepté Ishq Kamina, les chansons restent de piètre facture. Pour certains, le choc des cultures sera trop rude et pour les âmes sensibles le spectacle risque de s'apparenter à une torture. Shakti, c'est un mélange d'épices avec sa multiplication des genres (drame, thriller, western spaghetti) mais c'est aussi une douceur sucrée avec sa romance et ses scènes musicales. Certains seront repus par ce festin, d'autres auront peut-être du mal à le digérer mais il est certain que Shakti fait partie des rares films à pouvoir faire vibrer et animer nos sens par ses couleurs et ses émotions diffuses nous tenant en haleine pendant trois heures.

Résumé

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