Blade Runner : les secrets du film (troisième partie)

Thomas Douineau | 10 mars 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:22
Thomas Douineau | 10 mars 2005 - MAJ : 27/09/2023 14:22

Pour ceux qui auraient raté les précédents «épisodes», retrouvez sur cette page le sommaire de ce dossier et le calendrier de mise en ligne des différentes parties.

I HISTOIRE D'UN FILM (Suite)

          5 Director's cut : le mystère de la licorne.

En dehors de la voix-off qui annihile toutes les ambiguïtés et détruit l'ambiance claustrophobique du film (Nous y reviendrons dans un futur chapitre : Le son de Blade runner) et dont la suppression permet au film d'être encore plus funèbre, le principal et pourtant infime changement opéré par Ridley Scott sur cette deuxième version concerne ce fameux rêve de licorne que fait Deckard devant son piano. L'histoire dit qu'il a fallu qu'il se batte avec le studio pour obtenir ce plan, y compris pour le "Director's cut" qui, nous le savons aujourd'hui, n'en est pas vraiment un. (Cf : I, 6 ci-dessous)

En prouvant à Hollywood que la genèse d'un film est un processus qu'on ne peut casser sans remettre en cause la démarche artistique et en montrant que la deuxième version ressortie par le studio, proche de celle initialement prévue, fonctionne auprès du public, Ridley Scott devient un créateur à part entière. Blade runner prend soudain une autre dimension. Rick Deckard est aujourd'hui une énigme au même titre que les réplicants qu'il poursuit. Qui est-il, cet homme qui vit seul, dans un appartement encombré de photos jaunies et qui rêve de licornes légendaires ? D'où vient-il ?

 

 

 

La suppression de la voix-off rendant beaucoup plus énigmatique le personnage de Gaff, on comprend à demi-teintes qu'il travaille pour Tyrell et connaît les rêves des réplicants et le programme dont ils sont constitués. Or, au cours d'un instant où il joue du piano, Harrison Ford se prend à rêver d'une mystérieuse et féerique licorne devant de vieilles photos (représentent-elles des souvenirs qu'on lui a implantés, tout comme Rachael ?). À la fin, juste avant sa fuite, il trouve un minuscule pliage de Gaff en forme de licorne lui rappelant la dernière phrase du prétendu policier : "Dommage qu'elle doive mourir, mais c'est notre lot à tous !" (Sous-entendu à "nous tous", Gaff, Rachael et Deckard…). On s'interroge donc sur la nature réelle de Deckard : le blade runner est–il un réplicant dont un créateur supérieurement doué manipule les rêves et les désirs ? Cette brève référence visuelle à cette licorne s'avère, en fin de compte, une remise en question de l'histoire tout entière.
Alors que les génies de la technologie planchent depuis quelques années sur le concept de films interactifs, Ridley Scott prouve que quelques secondes peuvent parfois changer le sens même d'un film ou, plus exactement, le faire pénétrer dans un autre niveau de réalité. En analysant la première version, nous nous apercevons que le réalisateur nous avait laissé des indices (découverte trop rapide par Deckard des réplicants grâce au test de Voight-Kampf, certaines phrases de la voix-off… ces indices avaient-ils échappé aux producteurs ?) qui laissaient entrevoir cette probabilité. Il ne manquait plus que cette confirmation de quelques secondes, source de tant de discorde entre Scott et les producteurs. On remarque du même coup que les seules personnes qu'on approche dans cette version, avec lesquelles on partage des sentiments et des angoisses ne sont en fait que les réplicants. Où est l'homme ? Se dessine-t-il maintenant uniquement sous les traits de Sebastian ou de Tyrell, amoureux de la "créature" qu'ils ont inventée ? En tout cas, à lire les articles et entretiens de l'époque, personne n'aurait suggérer ou imaginer que Deckard puisse être un réplicant à part Ridley Scott.

 

 

 

Ce fameux rêve, donnant au film son sens premier tel que Scott le voulait, a quelque chose d'étrange dans sa création, dans son point de départ (il est d'ailleurs dommage que je n'ai pas eu l'opportunité d'avoir entre les mains la toute première version du scénario pour voir si la confirmation de Deckard-réplicant était écrite sous la forme de ce rêve précisément, à savoir une licorne). Certaines personnes disent que le plan du rêve est tiré de son film suivant, Legend (la structure de l'image, décor et lumière peuvent tout à fait le laisser entendre), mais cela veut dire que le film dans sa forme actuelle est née dans la tête de Ridley Scott plusieurs années après la première version (Legend datant de 1985). Cela paraît difficilement crédible et l'on sait maintenant que toutes ces suppositions sont farfelues. Le plan de la licorne est un vrai plan tourné par Scott à l'époque qui devait apparaître dans la forêt que traverse Rachael et Deckard dans leur véhicule, donc situé à la fin (mais peut-être redondant avec la découverte du pliage de Gaff ?). Par contre, il ne nous est pas interdit de penser qu'en l'espace de dix ans, la vision du réalisateur a pu évoluer ainsi que sa manière d'introduire cette ambiguïté sur Deckard. Alors de quand date cette idée de rêve ? Il se peut que Ridley Scott, ayant le feu vert du studio pour remanier le montage, s'est aperçu qu'il pouvait de cette manière donner à son film la nouvelle dimension qu'il a toujours souhaité voir. Si tel est le cas, qu'avait utilisé Scott dans la première version des projections-tests pour montrer qu'Harrison Ford était un répliquant ? Si ce plan de licorne n'était pas prévu dans le script, comment expliquer le pliage de Gaff en forme de licorne qui existe depuis l'origine ?

 

C'est toute la complexité du processus de création et cela met le doigt sur l'impact du montage et son importance dans la lisibilité d'un film. Toujours est-il qu'un jour, j'aimerais pouvoir avoir une longue interview avec Ridley Scott (qui sait ?) et lui poser ces questions pour savoir quand et comment ont été prises ses décisions de mise en scène, du scénario original à la première version, et de la première version à la deuxième version. Tout en sachant bien que depuis le début de cette "controverse", est sorti le livre de Paul Sammon, Futur noir, qui explique qu'il y a eu bien plus que deux versions de Blade runner : des versions de l'ombre, des versions "officieuses" que les fans souhaiteraient voir un jour.

 

 

 

          6 Les versions de l'ombre.

                    A La valse des projections-test.

Un retour en arrière s'impose pour cerner la difficulté de Ridley Scott pour mener à bien son projet et son combat pour imposer sa vision très personnelle du film. Actuellement, nous sommes en possession d'une version qui s'en approche le plus mais qui n'est pas encore la définitive.

Les deux premières projections-test ont lieu les 5 et 6 mars 1982 à Dallas et à Denver. Le film projeté est en fait une copie de travail de 113 minutes. Le mixage est inachevé et la copie non-étalonnée possède un grain plus prononcé et des images plus sombres. La partition de Vangelis n'existe pas encore et est remplacée par un montage de musique de Jerry Goldsmith. On note près de 70 différences entre cette version et le Director's cut sorti en salles en France. Ce montage aurait bénéficié d'une copie pirate en cassette vidéo faisant l'objet de recherche frénétique de la part des fans du film. En effet, elle est quasiment le seul témoin du montage original voulu par Ridley Scott et permettrait bien des explications et bien des réponses (le mystère de la licorne ou bien Deckard-réplicant annoncé à la fin sans équivoque). Cette version est bien évidemment exempte de voix-off et de happy-end et comporte quelques plans supplémentaires, surtout violents (dans les scènes de Batty face à Tyrell; Pris au corps-à-corps avec Deckard; Roy poursuivant le blade runner). Certains dialogues sont différents (Bryant parle de six réplicants; lorsque Deckard se rend au commissariat en spinner, il subit les insultes de Gaff; le seul moment où Deckard exprime sa pensée, c'est lorsque Roy Batty meurt devant lui). Les résultats de ces projections sèment la panique dans le studio. Le public ne comprend pas l'histoire, le rôle d'Harrison Ford et la fin sombre et noire qui ne répond pas à certaines des questions que pose le film. Le studio panique et demande donc à Ridley Scott de retourner en salle de montage pour rendre son film plus explicite.

 

 

 

Deux mois plus tard, le 8 mai 1982, Warner organise une nouvelle et troisième projection, à San Diego, auprès d'un public sélectionné. Le nouveau montage fait 116 minutes. Le studio et Scott ont ajouté la voix-off explicative (dont nous reparlerons) et modifié complètement la fin où les spectateurs peuvent voir maintenant Deckard et Rachael survoler de beaux paysages verts sous un soleil enchanteur. Le spectateur fait la connaissance de Batty plus tôt dans le métrage grâce à un plan de ce dernier raccrochant le combiné d'une cabine téléphonique. À l'issue de cette séance, les réactions du public sont plus enthousiasmantes.

 

Mais les choses ne s'arrêtent pas là. Avant la sortie du film dans les salles américaines, une troisième version "de finition" fait son apparition. En effet, Scott ajuste encore quelques images. Il supprime trois plans et en ajoute deux autres, conservant ainsi une durée de 116 minutes. Ces deux nouveaux plans concernent les sentiments de Batty. Un gros plan de sa main crispée permet de comprendre que la durée de vie du répliquant touche bientôt à sa fin. Le plan suivant montre un Batty contemplant sa main et esquissant un sourire.

 

 

 

Pour la sortie du film hors-continent nord-américain, une autre version, la quatrième des "officieuses" voit le jour. Identique à la version précédemment citée, elle allonge des scènes de plans où la violence est plus montrée que suggérée, plans sans aucun doute présents dans la copie de travail. Le film devient plus dur et plus brutal et n'a jamais été exploité sous cette forme dans les salles obscures américaines, sans doute à cause de l'influence de la censure. Mais paradoxalement, c'est cette version de 117 minutes, augmentée de 15 secondes de violence explicite, qui servira de support aux éditions vidéo et aux passages télévisés, y compris pour les États-Unis. Lorsque Batty, dans son face-à-face parricide, commence à écraser le crâne de son créateur, le spectateur voit distinctement ses pouces s'enfoncer profondément dans les yeux de Tyrell jusqu'à ce que le sang coule, puis les retirer des orbites sanguinolentes. De même, l'affrontement entre Priss et Deckard est plus violent. Priss enfonce ses doigts dans le nez du blade runner et, d'un geste brusque, lui casse le nez dans un craquement douloureux. Seul le son a été gardé dans les versions suivantes. Pour finir, on trouve également deux gros plans où Batty, saisissant la main de Deckard au cours de leur affrontement, lui prise les doigts sans ménagement. Ces 15 secondes supplémentaires disparaîtront de la version Blade runner : director's cut officielle.

                    B Vers une version définitive?

En voyant la version de 1992, les spectateurs se demandent où sont passées les multiples scènes supplémentaires annoncées. Avant que des rumeurs persistantes fassent état d'une future version définitive pour le vingtième anniversaire du film (rumeurs qui, à l'heure actuelle, ne se sont toujours pas concrétisées et pour cause puisque le film a dors et déjà plus de vingt ans d'âge !), le public est en droit de se demander comment une version Director's cut peut ne pas être la dernière. Pourquoi une édition spéciale ne peut-elle pas satisfaire le réalisateur ? Comment un Director's cut peut-il lui échapper ? Surtout, que nous ne sommes pas là dans une logique commerciale "à la Lucas" ressortant ses Star wars dans une édition "lifting" définitive que permet la technologie ou celle d'un Friedkin ressortant son Exorciste dans une version étendue de 12 minutes comportant des scènes déjà vues mais jamais incluses dans le montage original. Les scènes jamais vues de Blade runner existent bel et bien et le Director's cut n'est pas le Scott's cut. Tout simplement parce-que, comme expliqué plus haut, la version de 1992 s'est faite dans la douleur au même titre que celle de 1981, la Warner ayant exploité la copie retrouvée avant changement sans tenir compte de la remarque du réalisateur qui la qualifiait de "brouillon".

 

 

 

Toujours est-il que Blade runner semble toujours en attente d'une vraie version qui lui rende tous ses attributs. Cette version définitive fut, jusqu'à très récemment, en gestation pour une sortie sur support DVD, supervisée par Scott lui-même, et comprenant des scènes jamais vues jusqu'à présent.  Mais pour de nouveaux problèmes de gros sous (les ayant-droits n'arrivant pas à ce mettre d'accord), cette ultime version tant attendue est de nouveau en «stand-by ». Deux des scènes encore inédites montre Deckard qui se rend à l'hôpital pour une visite à son collègue Holden grièvement blessé. Holden communique à Deckard tout ce qu'il sait des réplicants et le degré de perfection atteint par les derniers modèles Nexus6. Au cours de la discussion entre les deux hommes dans laquelle on sent une réelle complicité, Holden met Deckard sur ses gardes en expliquant comment lui-même s'est fait piéger par Léon au début du film. Cette scène a le mérite d'humaniser le personnage du Blade runner et de le rendre plus sociable. Plus tard, une autre rencontre à lieu au même endroit. Deckard fait le compte-rendu de sa mission à son ami et exprime ses peurs. Holden s'énerve, profondément agacé par le sentimentalisme de Deckard qui trouve les réplicants doués de sentiments. Conformément au désir du réalisateur, ces scènes devaient être présentes dans la version de 1992 mais elles nécessitent aujourd'hui une post-synchronisation complète, les éléments sonores étant à jamais perdus. Confirmant dans l'interview accordé à Paul Sammon pour son livre son intention de remonter le "vrai Blade runner original director's cut" suite à sa déception pour la ressortie en 1992, Ridley Scott a indiqué qu'il souhaitait intégrer des images restés inédites et issues de la copie de travail, les deux scènes de Deckard à l'hôpital et les quinze secondes de violence présentes dans la version internationale, le tout doublé d'une restauration de l'image. Un remixage numérique paraît également d'actualité, ce qui n'est pas luxe !
En effet, les copies film et vidéo existantes ont le défaut de saturer fréquemment lors de certaines scènes. Il suffit pour s'en convaincre de revisionner le début du film et la lente descente aérienne sur la mégalopole : chaque jet de flammes des immenses cheminées est parasité par des grésillements désagréables. Espérons que les techniciens feront un vrai travail de restauration de l'image (ré- étalonnage, nettoyage) et du son (remixage d'après les éléments originaux disponibles) qui ne dénaturera pas l'œuvre mais nous permettra de la voir comme cela ne nous a jamais été offert ! La patience va être de mise pour voir enfin le vrai Blade runner !

 

 

 

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