Miyazaki par lui-même

Christophe Foltzer | 21 janvier 2014
Christophe Foltzer | 21 janvier 2014

Avec la sortie du Vent se lève, tout ce que le pays compte de médias va en profiter pour en rajouter une couche sur Miyazaki. Des Inrocks à Maisons et Jardins, personne ne va faire l'impasse sur le réalisateur.

 Illustration de Kristof

 

Alors que la dithyrambe va être la norme, et plutôt que de vous asséner un énième portrait d'Hayao Miyazaki, nous avons opté pour un retour sur la vie du Maître à travers le prisme de son œuvre : Que raconte-t-il de lui-même dans ses films ? Quels éléments autobiographiques y injecte-t-il ? Que nous dit-il de ses convictions ? De ses engagements ? Quels sont les grands combats de sa vie ? Sa vision du monde ? Bref, une sorte de « Miyazaki par lui-même ».

 

UNE ENFANCE MARQUEE PAR LA MALADIE

Si l'on prend l'un de ses films les plus populaires, Mon voisin Totoro, et qu'on le met en parallèle avec Le vent se lève, on comprend très vite que dans ces deux œuvres, Miyazaki parle en fait en filigrane de la même femme, sa mère. En effet, cette dernière souffrait d'une tuberculose vertébrale qui l'obligea à rester alitée pendant 9 ans. Un événement qui marqua profondément Miyazaki encore enfant, et dont le besoin de témoigner semble plus que compréhensible. Détail important : dans Mon voisin Totoro, la mère des deux héroïnes est soignée dans l'hôpital de Shichikokuyama et, si la maladie dont elle souffre n'est jamais mentionnée, il est intéressant de savoir qu'à l'époque où se déroule l'histoire, cet hôpital (qui existe réellement) était un centre médical célèbre pour son traitement de la tuberculose.

Elle revient dans Le vent se lève sous les traits de Naoko, la compagne de Jiro, de faible constitution physique et qui se repose dans la ville de Karuizawa, là où le couple se retrouvera après une première rencontre chaotique quelques années plus tôt.

Il semblerait qu'elle ait également inspiré le caractère du personnage de Dora, la chef des pirates, dans Le château dans le ciel.

 

 

L'HORREUR DE LA GUERRE

Né en 1941, Hayao Miyazaki a subi de plein fouet le traumatisme de la Seconde Guerre Mondiale et des bombes atomiques lâchées par les américains sur Hiroshima et Nagasaki. Marqué par la famine et la désolation qui en découlèrent, il fera de la guerre l'un des grands adversaires de son œuvre, le vrai « méchant ». On la retrouve dans beaucoup de ses films, de Nausicaa au Château Ambulant, en passant par Princesse Mononoke et Porco Rosso évidemment. Pourtant, il ne s'y était jamais frotté aussi frontalement qu'avec Le vent se lève.

Biographie romancée du créateur des chasseurs Zéro, le film est le premier à s'ancrer autant dans la terrible réalité d'un conflit armé qui a vraiment existé. Bien sûr, Porco Rosso évoquait la Première Guerre Mondiale, mais il ne s'agissait là que d'une (importante) toile de fond alors que dans son dernier film, Miyazaki se penche sur les hommes qui contribuent au conflit, bien que n'allant pas eux-mêmes sur le champ de bataille, ils participent à l'effort de guerre en envoyant des compatriotes vers une mort certaine. Miyazaki en profite pour dépeindre avec lucidité toute l'ambivalence du comportement humain dans cette situation extrême, se gardant bien d'y poser tout jugement définitif sur ses personnages. Le constat est pourtant beaucoup plus lapidaire dans Le Château Ambulant, où Hauru participe à des raids aériens au point de se perdre dans la violence et dans sa propre mélancolie. Et que dire aussi de la bataille que se livrent humains et divinités dans Princesse Mononoke où, sous couvert de progressisme, les hommes ne font que se couper du monde qui les accueille en le détruisant, ignorant qu'ils seront les premiers à en souffrir. Un discours qui fait écho à Nausicaa qui, par bien des aspects, est un film miroir de Mononoke (comme l'avait si bien démontré un hors-série d'Animeland il y a presque 15 ans), notamment dans son approche de la guerre et de ses conséquences.

Pourtant, à la différence du Tombeau des lucioles et de Gen d'Hiroshima, Miyazaki met toujours en garde sans choquer son spectateur. Comme s'il souhaitait que son message s'ancre dans une réflexion de son public plutôt que par une réaction purement émotionnelle qui, bien qu'efficace, resterait trop concentrée sur l'horreur-même de la Guerre au détriment des causes humaines de tels conflits. Car, chez Miyazaki, l'homme est toujours responsable de ses actes et des dommages qu'il s'inflige. De façon plus symbolique, on peut voir également dans le grand séisme dépeint dans Le vent se lève, une manière de figurer le traumatisme de la guerre, le chaos général, la mort qui rôde et la destruction des repères.

 

 

LA NATURE

Ce qui frappe d'emblée lorsque l'on regarde un film de Miyazaki, c'est la beauté de ses décors et la représentation de la nature. Des montagnes vertes de Princesse Mononoke à la campagne chaleureuse de Totoro, en passant par les paysages désolés de Nausicaa, c'est sa conception du monde que Miyazaki nous expose. Pour le Maître, la nature est un spectacle permanent, riche de merveilles visibles et invisibles qu'il faut traiter avec admiration, respect et crainte. Car chez Miyazaki, la nature est ambivalente : bienfaitrice et généreuse dans Totoro, elle se fait cruelle et destructrice dans Mononoke et Nausicaa. Cette ambivalence se retrouve également dans une moindre mesure à la fin de Ponyo sur la falaise et, encore une fois, dans le tremblement de terre du Vent se lève. Ecologiste convaincu, Miyazaki nous met une nouvelle fois en garde : la nature, elle, ne fait pas de compromis.

Totoro est évidemment l'exemple le plus flagrant de l'amour de la nature qu'éprouve le Maître. A travers son histoire touchante, ce film ne fait que nous prouver qu'une coexistence harmonieuse est possible. Les champs de riz ordonnés n'empiètent jamais sur la forêt forcément plus sauvage, et la modernité en marche n'a pas encore profané le sacré. Le gigantesque camphrier est toujours vénéré et respecté, la maison des héroïnes devient le point de rencontre de ces deux mondes en proposant une porte sur l'un et l'autre (Mei accédant au monde de Totoro par son jardin). Une harmonie défendue par Miyazaki et Totoro lui-même puisque, la réalité dépassant parfois la fiction, il convient de faire une précision importante : la région dans laquelle se déroule le film correspond à la préfecture de Saitama, là où Miyazaki habite. Si aujourd'hui, la ruralité y a totalement disparu, dans les années 50 (période où se déroule Totoro) l'endroit était une succession de forêts foisonnantes et de champs agricoles. Une association s'est chargée de préserver les restes de cette campagne qui subsistent encore et Miyazaki y a pris une part active. L'association est même parvenue à racheter les quelques parcelles restantes et les a ainsi rebaptisées « La forêt de Totoro », confirmant un peu plus le retentissement national qu'a eu ce film au moment de sa sortie, le personnage de Totoro (en plus d'être l'emblème du studio) étant devenu l'un des symboles de la protection de la nature.

Pour autant, Miyazaki n'a jamais d'attitude passéiste ou réactionnaire vis-à-vis de la nature et de l'expansion humaine. Il les considère comme un tout à l'équilibre précaire qui doit passer par un certain nombre d'épreuves pour espérer enfin atteindre une espèce d'harmonie. Nausicaa étant à ce titre l'exemple le plus frappant. Jamais le réalisateur ne s'embourbe dans la logique du « c'était mieux avant » mais convoque toujours différentes époques à travers ses films pour faire prendre conscience aux spectateurs que le monde dans lequel ils évoluent ne leur appartient pas et qu'il est lui aussi vivant.


 

LE COMBAT SOCIAL

Miyazaki a toujours été engagé socialement et politiquement. Marxiste, il s'est syndicalisé très tôt pour défendre ses intérêts et ceux de ses pairs. C'est peut-être l'un des aspects les moins connus et les moins compris de l'œuvre du Maître. Pourtant si l'on regarde Le voyage de Chihiro et Kiki la petite sorcière, on remarque que ces deux films parlent pour une bonne partie de la lutte des classes et du monde du travail. A travers Chihiro c'est le monde moderne et la course aux bénéfices qui sont attaqués à boulets rouges.

Pourtant, à aucun moment, Miyazaki ne propose de jugement manichéen. Si le travail est essentiel à l'être humain pour évoluer, se faire une place et pérenniser l'espèce, la dérive individualiste et libérale est remise en cause. Que Chihiro soit obligée de travailler dans un environnement en apparence hostile rempli d'être réduits à l'état d'esclave est le sentiment commun de tout être humain accédant au monde professionnel pour la première fois. Par contre, que la finalité soit d'engranger les richesses sans autre but que d'en profiter égoïstement (voir Yubaba et son fils) n'est pas une obligation et, si l'on suit le déroulé du film, cela peut même conduire à certaines dérives terribles (le Sans-visage, symbole d'un capitalisme anonyme, glouton, pervers et monstrueux). Encore une fois, Miyazaki propose de tirer les leçons de nos aînés (le vieux Kamaji aux fourneaux qui apprend à Chihiro à ne pas voler le travail d'un autre) en ne s'épargnant jamais une profonde réflexion et une évolution personnelle indispensable pour arriver à une certaine harmonie : qu'il s'agisse de Chihiro ou de Kiki, chacune devra grandir et s'imposer des choix les coupant progressivement de l'enfance insouciante pour se construire. Tout en n'oubliant jamais qu'elles ne travaillent pas que pour elles mais aussi et surtout pour le bien commun. Un discours surprenant sous couvert de films pour enfants mais qui trouve fort logiquement sa place dans le contexte économique mondial actuel. A travers ces deux films, on pourrait dire que Miyazaki adresse un manuel de survie en entreprise à son jeune public, lui expliquant comment s'affirmer et trouver sa place dans cette grande industrie qu'est notre société.

 

 

LA PASSION DES AVIONS

Ce n'est pas un secret, Miyazaki adore l'aviation, au point qu'il lui a déjà consacré deux films et qu'il en parle dans quasiment toutes ses œuvres. A l'origine, son père, Katsuji Miyazaki, directeur de Miyazaki Airplane qui lui a transmis sa passion des machines volantes. L'entreprise familiale produisait des gouvernes pour chasseurs Zéro et de ce fait l'intérêt que le Maître a pu porter à Jiro Horikoshi avec Le vent se lève n'est plus un mystère. Le plus bel hommage étant bien sûr Porco Rosso, véritable hymne à sa passion des hydravions, on retrouve également cet amour dans Nausicaa avec le moehve que la jeune femme utilise, mais aussi dans Le château dans le ciel et son célèbre flaptère. Et que dire du Château ambulant où les créatures volantes ne sont que des visions d'engins de mort bien réels ?

Car si l'aviation et le ciel représentent chez Miyazaki une certaine forme de liberté, il ne faut pas oublier leur ambivalence inhérente. Encore une fois, chaque élément positif a sa part d'ombre. Et jamais il ne l'a mieux expliqué que dans Le vent se lève. Synonyme de liberté et de plénitude, l'avion est également engin de mort, vecteur de destruction. Et s'il n'est pas un hasard que la destruction dans Le château ambulant vient des airs, c'est encore et toujours l'homme le responsable. Se dessine progressivement le cœur de la démarche de Miyazaki à travers son cinéma : la coexistence de positif et de négatif en chaque chose et chaque personne, la nécessité d'une recherche d'harmonie, l'obligation de s'affranchir de sa propre individualité pour comprendre que l'on fait partie d'un tout. Tous les personnages de ses films sont des rêveurs, encouragés ou contrariés, qui se connectent à un moment ou à un autre au monde qui les entoure (via un processus magique, une divinité ou un autre être humain) pour évoluer et trouver leur place. Si les erreurs sont le lot commun des hommes, Miyazaki, à travers également sa représentation de l'aviation, annonce qu'un changement est toujours possible et que l'espoir est bien là.

 

 

CROYANCES ET RELIGION

L'illustration de croyances religieuses n'est jamais clairement établie dans l'œuvre du Maître. Et pour cause, nous sommes plus sur le terrain philosophique que dogmatique. Convoquant différentes croyances dans ses films (animisme, shintoïsme, bouddhisme dans Totoro, Princesse Mononoke, Chihiro, Ponyo, et même Porco Rosso d'une certaine manière), Miyazaki utilise également régulièrement des éléments du folklore japonais dont les « Yokais » (Chihiro étant à ce titre un vrai festival), tout autant que la magie et l'alchimie (Le château ambulant, Kiki la petite sorcière), ainsi que quelques références à l'iconographie babylonienne ou sumérienne (Nausicaa).

On le voit, aucune mention d'un quelconque Dieu ou d'une des trois religions révélées n'y est faite. C'est fort logique puisque bien que ces préceptes ont également cours en Asie depuis très longtemps, la manière d'aborder la spiritualité que nous propose Miyazaki est très orientale. Des concepts que nous ne sommes pas forcément à même de comprendre naturellement et automatiquement sans une aide. C'est peut-être pour cela que nous ne comprendrons jamais totalement les films de Miyazaki, notamment Le voyage de Chihiro où toutes les créatures mises en scène pendant le film veulent dire quelque chose. Mais cette absence de clés de compréhension ne nous handicape pas totalement puisque elle ne nous empêche pas de considérer la spiritualité chez Miyazaki comme un acte dépouillé de tout artifice et de tout dogme contraignant. Encore une fois, la croyance est personnelle et l'accent est mis sur notre rapport au monde et à la nature. Nausicaa est la fille de la prophétie qui créera le pont entre le monde et l'homme, Totoro est notre voisin débonnaire et San vit parmi les loups et les dieux animaux. Encore une fois, nous faisons partie d'un tout et le monde est beaucoup plus riche que ce que l'on en voit. Cette prédominance de l'invisible pourrait nous tenter de rapprocher la vision spirituelle du Maître de certaines cultures tribales et chamaniques passées et présentes. Ce qui ne serait pas une mauvaise idée tant, par exemple Princesse Mononoke fait à ce titre acte d'aveu, notamment par l'utilisation des Kodama, ces esprits des arbres que l'on retrouve dans la classification desYokais mais qui pourraient également correspondre aux esprits de la nature dans un sens plus chamanique.

Nous restons donc sur cette idée d'interconnexion entre le monde et l'homme, l'un n'allant pas sans l'autre, et inversement, avec pour finalité le même but : l'harmonie, l'équilibre. Qu'ils le veuillent ou non, chez Miyazaki, tous les personnages forment un tout avec leur univers.

 


UN AUTEUR LUCIDE

Miyazaki ne semble pas dupe de lui-même et n'hésite jamais à verser dans l'autocritique même si elle est dissimulée. Ainsi on peut voir dans Le voyage de Chihiro une caricature du Studio Ghibli. Un vieux parc d'attractions fermé pour les humains (Le Studio Ghibli est bâti au sein d'un grand musée) avec à sa tête un patron tyrannique et un vieux sage relégué aux fourneaux. Le patron étant lui-même tiraillé entre le désir d'artisanat et la poursuite de bénéfices (Yubaba et sa sœur jumelle). Alors bien sûr, à aucun moment il n'est clairement dit que Miyazaki parle de lui-même, mais cette représentation peut-être un peu tirée par les cheveux trouve une résonnance inattendue dans Le vent se lève.

Miyazaki y traite de l'acte de création, de l'obsession de l'artiste et de sa mise au ban de la société. Parce que dévoré par ses visions, l'artiste se coupe du monde, sacrifie son bonheur et celui de ses proches pour concrétiser une chimère, puisant dans toutes ses ressources jusqu'au point de non-retour. De même, il est soumis aux contingences du réel, militaires et économiques en l'occurrence et se retrouve très vite dans une situation schizophrène qui rappelle celle de Yubaba et de sa « sœur », bien que déplacée sur d'autres thématiques : ici Jiro est partagé entre son désir de vie contenu dans la chimère qu'il essaye de concrétiser et son action de mort dans la création d'avions destinés à la guerre. Encore une fois, l'ambivalence d'un même être, encore une fois un artisan de sa propre destruction, et encore une fois un équilibre à trouver. Si la fin de Chihiro annonce une révolution sociale au sein des Bains, Le vent se lève ne se révèle pas aussi optimiste et indique peut-être où en est aujourd'hui Miyazaki par rapport au monde qui l'entoure.

 

Evidemment, ce dossier est loin d'être complet, un tel sujet nécessiterait un livre entier. Nous espérons néanmoins que ces quelques lignes vous auront plu et qu'ils vous donneront envie de vous (re)plonger dans l'univers d'Hayao Miyazaki. 

Remercions chaleureusement le site de Yves Cadot (enseignant-chercheur) ainsi que Buta Connection, le site francophone dédié au Maître, pour leurs précieuses informations et pour le travail accompli.


 

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