Rencontre avec Nabil Ben Yadir, réalisateur de La Marche

Christophe Foltzer | 25 novembre 2013
Christophe Foltzer | 25 novembre 2013

La Marche est assurément l'un des gros films français de cette fin 2013. De par son sujet, son casting et ses ambitions, le film de Nabil Ben Yadir ne risque pas de passer inaperçu. Présenté en clôture du Festival de Saint-Jean-de-Luz début octobre, nous avons eu le privilège d'en rencontrer l'équipe du film. Nabil Ben Yadir a bien voulu répondre à quelques unes de nos questions. 

 

Bonjour Nabil. Pourrais-tu nous raconter comment tu t'es retrouvé sur ce film ?

Nadia Lakhdar, la scénariste, avait mis le projet dans un tiroir bien fermé parce que ça faisait un petit moment qu'elle n'arrivait pas à le monter et elle était un peu déçue du paysage cinématographique. Cela a été une vraie rencontre artistique avec Nadia, elle avait une gnaque comme moi j'avais une gnaque aussi, de se remettre un peu sur ce truc, de tout recommencer, alors on a repris l'écriture. Elle avait évidemment toute la base de l'histoire vraie et on a raconté la petite histoire dans la grande histoire. Et puis la rencontre avec le producteur Hugo Sélignac, la rencontre avec Toumi Djaidja, l'un des marcheurs, a fait qu'on devait absolument faire ce film. Moi, en tant que belge, je connaissais la fin, le rassemblement. Pour moi, les 100 000 personnes c'était un rassemblement, ce n'était pas le résultat d'une marche. Mais quand j'ai compris, je m'en suis voulu, grande gueule que je suis, de ne pas avoir connu cette histoire alors que j'aurai pu dire « Je suis belge, je ne connais pas ». Dans les sujets qui me travaillent cinématographiquement, des jeunes de banlieue qui sont inspirés par Gandhi, je trouve que c'est tellement important de le rappeler et de se dire que face à une bavure et à la violence, on répond par la non-violence, on est à l'opposé des clichés que certains médias nous proposent ou qu'un cinéma nous montre des banlieues.

 

En Belgique vous avez le même problème concernant le traitement des banlieues ?

C'est le problème du racisme ou de l'égalité, partout. Après c'est dans certains détails que ça change mais je ne sais pas comment c'était en Belgique en 1983, j'avais 3 ans et demi, mais je pense qu'on n'en était pas loin. Malheureusement, ce qui sonne d'actualité c'est quand on voit les sondages, quand on voit des discours racistes dans la bouche de certains élus de partis démocratiques... Auparavant le raciste criait, maintenant il parle. La banalisation du discours raciste, c'est ce qu'il y a de plus dangereux.

 

Ils marchent beaucoup dans le film, mais est-ce qu'ils ont autant marché pendant le tournage ?

Ils ont plus marché puisque j'ai beaucoup coupé. (Rires) Mais ça a été une marche dans une marche parce que ce n'était pas évident en tant que metteur de scène : Comment je regarde une marche ? Comment je filme une marche ? Sans que ça soit chiant, sans que ça fasse téléfilm, surtout avec 10 comédiens en permanence dans le plan mais qui ne parlent pas tout le temps. Ce qui a mis tout le monde d'accord, c'est le sujet. C'est là où même moi en tant que réalisateur je suis dépassé parce que tout le monde s'est senti impliqué par le sujet, par son importance et le fait qu'il fallait absolument le faire maintenant. Donc, ça n'a pas été simple, mais il y a pire. Moi, j'ai une formation d'électromécanicien, j'ai travaillé en usine pendant des années, je ne dirai jamais « C'est dur un tournage ». C'est compliqué, mais d'une autre manière, et ça reste un plaisir.

 

Peux-tu nous parler de tes choix de casting ?

Nader (Boussandel), c'est une évidence puisqu'au-delà du fait qu'il ait été le personnage principal de mon premier film Les Barons, c'est lui qui a provoqué la première rencontre entre Nadia Lakhdar et moi. Vincent Rottiers, pour moi c'est un James Dean. Il a une vraie blessure, il a une vraie force, il a un regard, il n'a pas besoin de parler pour exister. Lubna Azabal et Olivier Gourmet, ce sont des Belges, mais ce sont des superbes acteurs. Lubna et moi on a grandi dans la même ville, quasiment dans le même quartier, et quand je l'ai vue dans Incendies, il fallait absolument qu'on travaille ensemble. Olivier Gourmet a une manière de s'approprier des rôles qui est très intéressante, c'est un véritable ouvrier. C'est un mec qui est dans le concret, ce n'est pas quelqu'un qui va te regarder en essayant de philosopher, il est dans le geste, dans le concret et c'est ce côté vrai qui fait que ça pue le vrai quand il est à l'image. Tous, ce sont vraiment des rencontres. Tewfik Jallab a passé un casting, mais c'est une vraie rencontre : il est arrivé avec un pied cassé et un plâtre. Je me suis dit : « Oulah, un film sur la marche avec un mec qui arrive avec des béquilles... Je crois aux signes et au destin, ça va pas le faire. » Mais non, en fait. Et puis Charlotte Le Bon, c'est une comédienne qui est très naturelle. Elle a un jeu très vrai, on est à la limite de se demander si elle a conscience qu'il y a une caméra. On a beau faire plusieurs fois la scène, elle est toujours aussi fraîche et aussi vraie. Ce qui m'intéressait c'est qu'ils avaient tous des méthodes de jeu très différentes, il a fallu canaliser les choses, mais c'est ce qui faisait la cohérence du groupe.

 

Et Hafsia Herzi et Jamel ?

Hafsia fait des choix cinématographiques très intéressants. Quand on la voit dans Le roi de l'évasion et dans L'Apollonide, ce sont des choix qui sont très intelligents, elle n'est pas à la recherche du cachet ou du people, et c'est ça qui m'a intéressé chez elle : D'où elle vient ? Qu'est-ce qui fait que cette jeune fille autodidacte arrive à faire des choix dignes d'un grand acteur qui est en fin de carrière ? Elle ne fait un film que si ça la branche et, je t'assure, il n'y a rien d'autre derrière. Et en France, c'est rare. Jamel, c'est le kif parce qu'au-delà d'être un acteur, c'est quelqu'un d'engagé. C'est une vraie pile électrique dans le sens où il est à l'affût de tout et c'est très compliqué de l'avoir dans un film mais quand il est là, il est bien là. Il nous a permis de bien monter le film.

 

N'était-ce pas périlleux de mêler la fiction à l'Histoire, puisque des personnages ont été inventés pour l'occasion ?

Non, le film est librement inspiré de la marche et c'était important. On ne fait pas un documentaire, on fait du cinéma. Le documentaire sert à raconter l'Histoire, le cinéma sert à raconter une histoire et je pense que c'était la seule manière de pouvoir raconter cette histoire là. On ne pouvait pas en faire un objet cinématographique en respectant totalement la réalité. Il y a des libertés parce que sinon, tu ne peux pas tenir 2 heures, il fallait de la fiction. On voulait que ce film serve de lumière pour que les gens s'intéressent à la véritable histoire. En tout cas, la grande histoire est là : le point de départ, la fin, les JT sont vrais...

 

Ce n'est pas paradoxal que ce soit un réalisateur d'origine belge qui fasse ce film ?

Ah c'est super, parce que quand je suis en Belgique on dit que je suis un réalisateur d'origine maghrébine ! Mais ça me fait énormément plaisir ce que tu es en train de me dire. Merci ! C'est un sujet qui était très « touchy ». Il y a plein de gens qui ont essayé d'en faire un film, qui n'ont pas tenu ou qui ont eu peur parce qu'il parle de gens qui sont toujours en vie et puis il y a eu toute cette histoire après, en 1984, avec le PS et SOS Racisme, mais moi j'ai vu l'aspect cinématographique avant tout. Je me suis dit : « Mais c'est génial quand même cette histoire et ça fait 30 ans. » Je crois qu'aux Etats-Unis, 10 ans après ils auraient pu en faire un film. Nous, ça fait 30 ans, et là je me mets dedans, mais après.... Je pense que c'est une question à poser aux autres. Moi, je l'ai fait et je suis ravi de l'avoir fait et en plus, je m'en rends compte puisque c'est au-delà même d'un film, c'est un sujet qui touche. De pouvoir se frotter à ça, c'est magnifique, parce qu'en même temps j'ai une distance et c'est peut-être pour ça que ce film existe maintenant.

 

Est-ce que tu penses que le cinéma français a tendance à éviter de se confronter à sa propre histoire ?

Prends l'exemple des films sur la Guerre d'Algérie, je pense que oui ça lui fait peur. Après, ce n'est pas typique à la France. La Belgique a le même problème. Mais en même temps, faire un film par un Belge 30 ans plus tard - c'est frais encore, 30 ans, c'est frais- C'est-à-dire qu'on ne fait pas un film sur la Première Guerre Mondiale, on ne fait pas Indigènes, les mecs sont toujours là. Ils avaient 20 ans, maintenant ils en ont 50, ils sont la mémoire fraiche de l'Histoire. Mais oui, c'est peut-être pour ça que c'est un Belge qui le fait, avec un producteur qui n'était pas né à l'époque.

 

Tu me dis que c'est récent mais pourtant c'est un peu passé aux oubliettes, cette marche...

Ah oui, mais pourquoi ? Comment se fait-il que cette marche n'est pas considérée comme une partie de l'Histoire de France, alors que pour moi elle en est une, puisque personne n'est au courant ? Les militants sont au courant, ça c'est très bien, c'est leur boulot, mais les jeunes ne sont pas au courant parce que déjà ils n'étaient pas nés, mais ce n'est pas une raison, ils sont tous au courant que Napoléon a existé. Alors est-ce que c'est l'image de ces jeunes de banlieue qui ont pour référence Gandhi qui dérange ? Ou alors on s'en fout ? C'est pas intéressant ? Peut-être aussi parce qu'il y a tout cet amalgame entre SOS Minguettes et SOS Racisme. Mais ce film doit servir à ça. Moi j'adorerai que les écoles puissent parler de cette histoire et que le film puisse servir d'outil parce que peut-être qu'un documentaire c'est long et moins ludique, mais une fiction c'est fait pour parler à tout le monde.

 

Tu as prévu de le faire tourner dans les écoles dans les associations ?

Ah, j'adorerai ! Mais en Belgique, c'est le travail que je vais faire aussi parce que pour moi, ça parle à tout le monde. Je pense que la France a le devoir de le montrer aux écoles et aux élèves. Après, quand on fait un film, il ne faut pas se cacher derrière l'aspect politique ou militant, ça reste un objet cinématographique. Je ne vais pas dire : « Allez voir le film parce que c'est une histoire vraie. » Je vais dire : « Allez voir le film parce que j'espère que j'ai bien fait mon boulot. »

 

Un dernier mot ?

En voyant les réactions des gens et de la presse, je pense - heureusement pour certains et malheureusement pour d'autres - que ce film arrive à point nommé. Et j'espère qu'il rassemblera, parce que des gens qui ne se seraient jamais croisés dans une salle de cinéma, qu'ils soient pour ou contre, je veux qu'ils se rassemblent tous autour d'un film en se disant que c'est un film français. Je n'ai pas voulu en faire un film communautaire, je n'ai pas voulu en faire un film « de banlieue », j'ai voulu en faire un film sur l'Histoire de France avec des gens qui se considèrent comme Français.

 

Remerciements particuliers à Blanche Duault et Nathalie Iund, ainsi qu'à l'équipe du film et à tout le staff du festival pour leur disponibilité. 

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