Robert Zemeckis : la place de l'individu dans l'espace-temps

Guillaume Meral | 16 février 2013
Guillaume Meral | 16 février 2013

Narrateur de génie, pionnier du cinéma de demain avec l'invention de la performance capture, militant d'un cinéma dont la sève artistique se situerait moins dans ses contingences matérielles que vers ses horizons pas encore explorés, Robert Zemeckis continue pourtant d'être mésestimé par bon nombre de professionnels, qui ne persiste à voir en lui qu'un simple émule de Steven Spielberg, lui-même pas vraiment épargné par les préjugés et les grilles de lecture prémâchés concernant son cinéma. C'est qu'à l'instar du réalisateur d'E.T, Zemeckis fait partie de ces réalisateurs dont les tourments et les angoisses existentielles bouillonnent sous une façade populaire et accessible, qui ne demande qu'à s'effriter sous l'action du découpage du bonhomme. Autrement dit, un cinéma de l'image, qui appelle le regard à se détacher de ses partis-pris pour en appréhender toute la complexité. De fait, le cinéma de Zemeckis, comme celui de Spielberg, témoigne d'un goût pour les dispositifs scénographiques prompts à intérioriser en leur sein les enjeux sous-jacent à l'image, comme s'il s'agissait de consacrer le 7é Art comme le médium le plus apte à s'approcher par l'expérience sensible de deux des paramètres les plus fondamentaux de la condition humaine : le temps et l'espace.

 

 

Chez Zemeckis, il s'agit de puiser dans les propriétés du médium le moyen de traduire ses questionnements existentiels les plus fondamentaux, qui résonnent chez le cinéaste d'une manière totalement inconsciente, à en croire sa réticence prononcée à s'auto analyser en les interviews. Tous ses films semblent animés de cette même question : comment trouver ses marques et sa raison d'être dans un monde dont l'immensité spatiale produit des interactions qui nous dépassent, et est régi par l'arbitraire de flux temporels conditionnant notre destinée ?

Comme les grands cinéastes classiques américains dont il se réclame, le cinéma de Robert Zemeckis interroge ouvertement le rapport de l'individu avec la communauté, ou plutôt son isolement du à l'incapacité de ses aspirations personnelles à se concilier avec celle du collectif. D'où des personnages qui semblent évoluer « à côté » du reste de la société, suivant leur propre voie séparément de l'impulsion commune, sans toutefois se reclure totalement. La particularité remarquable du cinéma de Zemeckis ne réside pas dans sa propension à matérialiser l'isolement de ses personnages, et donc à enfouir le monde extérieur sous l'abstraction de leur point de vue (ce que fait une Kathryn Bigelow par exemple), mais au contraire à parvenir à faire coexister perpétuellement cette dichotomie au sein de l'image sans brusquer ostensiblement les repères du spectateur. De ce point de vue, Retour vers le futur incarne probablement la représentation la plus littérale de cette dimension du cinéma de Zemeckis, dans la mesure où le décalage intrinsèque à la situation de Marty McFly (se retrouver dans les années 50 pour s'assurer de l'union de ses parents) est complètement intégré au dispositif de mise en scène. En effet, sous la caméra de Zemeckis, Marty semble perpétuellement se détacher du décor dans lequel il évolue, interagit avec les personnages tout en restant spectateur de l'époque dans laquelle il se trouve. Finalement, son influence sur son environnement est comparable à celle que le public en salles aimerait avoir sur l'action se déroulant à l'écran, c'est-à-dire faire en sorte que certains protagonistes (en l'occurrence son père, qui doit s'accomplir pour conquérir comme il se doit la femme qu'il désire) agissent selon les codes idéalisés que celui-ci projette (prendre son courage à deux mains, mettre une bonne droite à la brute épaisse du bahut et avouer ses sentiments). De là émane probablement l'une des raisons fondant l'attachement profond que le grand-public éprouve à l'égard de la filmographie de Zemeckis ; cette capacité à réintroduire du merveilleux dans un quotidien désenchanté.

 

 

A l'instar d'un George Miller, probablement le seul réalisateur à avoir su traduire avec autant de puissance évocatrice que lui le spleen de l'individu isolé regardant vers les étoiles pour trouver une résonnance à son existence, les films de Zemeckis sont constellés de ces instants d'ivresse durant lesquels son héros prend conscience du monde auquel il appartient. Souvent au centre d'un événement d'une ampleur qui le dépasse (la scène du rassemblement devant l'antenne satellite de Contact, le meeting hippie sur la place du Capitol de Forrest Gump, la sortie d'hôpital de Flight...), le héros zemeckisien est alors atteint momentanément du tournis de cette épiphanie, alors que devant ses yeux l'immensité et la multitude déroulent leur réalité tangente. A noter qu'à l'image de Spielberg, l'âge semble avoir quelque peu exacerbée la vision accidentée que le réalisateur peut porter sur la vie : si ses personnages se caractérisaient par un comportement certes compulsif, mais réinvestit dans des comportements sociaux normalisés (voir même encouragés dans le cas de Forrest Gump), ses derniers films tendent au contraire à accentuer la déviance de leurs personnages. De fait, ce n'est probablement pas un hasard si, dans ces trois derniers films, les personnages s'isolent consciemment du reste de la société en faisant le choix de succomber à leur addiction, comme l'exercice illusoire de leur libre-arbitre: la mégalomanie du héros dans La légende de Beowulf, l'avarice de Scrooge, l'alcoolisme de Whip Whitaker dans Flight...Au fond, Zemeckis continue de raconter la même histoire avec des personnages plus âgés (le sien à peu de choses près), ceux-ci s'étant emmurés dans leur solitude avec le temps.

 

 

 Ainsi, le cas de Forrest Gump témoigne de l'incompréhension régnant parfois entre le réalisateur et une partie de la critique, les accusations d'hagiographie de l'Amérique à travers la vision propagandiste de son histoire ne tenant pas debout face à l'amertume consommée de sa narration. Simple d'esprit, Forrest ne comprend jamais les tenants et aboutissants de ses actions, et se contente en définitif d'aller là ou lui demande d'aller, et de faire ce que sa morale lui ordonne. Pourtant devenu symbole malgré lui à de nombreuses reprises d'une société qu'il regarde avec autant de bienveillance que d'incompréhension (voir le plan ou il s'insère dans des images d'archives avec JFK), Forrest poursuit le fantôme de son amour de jeunesse, qui à l'inverse n'a de cesse vogue de communautés en communautés au point de prendre à chaque fois le visage de l'époque dans laquelle elle s'inscrit. Grand film sur l'Amérique, Forrest Gump est en définitif l'histoire d'un homme dépossédé de son libre-arbitre, contraint de mettre ses aspirations personnelles au second plan au profit d'une société en manque de repères, et dont il incarne malgré lui différentes représentations au cours du récit (héros de guerre, self-made man, gourou...). Ironie du sort, il ne trouvera sa place qu'à la fin, lorsque devenu père de famille, il cesse d'être un symbole pour devenir un individu.

 

 

Si moralité il doit y avoir chez Robert Zemeckis, elle se situe précisément là, dans des narrations structurées autour de parcours initiatiques confrontant de plein fouet ses héros  à leur mise à l'écart consciente du monde qui les entoure pour les rétrocéder au corps social. L'obsession du contrôle et des réponses ne pèsent malheureusement pas lourd face au chaos et à l'incertitude régissant la condition humaine, les héros de Zemeckis devant par conséquent abdiquer pour trouver la clé de leur épanouissement social. De ce point de vue, Seul au monde peut se voir comme la transposition conceptuelle de la filmographie du cinéaste, puisque ce dernier confronte de plein-fouet le héros incarné par Tom Hanks  la solitude qu'il appelait inconsciemment de ses vœux (sa marginalité se matérialisant dans la réduction paroxystique de son univers).  La fin extraordinairement couillue de Contact abonde également en ce sens : désireux de préserver l'intégrité de sa logique narrative, sans considération pour les critiques susceptibles de lui reprocher son prosélytisme déguisé, Zemeckis fait peser la véracité de l'aventure vécue par l'héroïne (le fameux contact) sur sa seule conviction personnelle, les preuves tangibles de ce qu'elle avance étant remise en cause. Une véritable célébration de l'imaginaire à travers le portrait d'une personne acceptant la de combler la part d'inconnu de la condition humaine par l'inconscient, qui lui permet de retrouver l'harmonie avec son environnement.  Accepter de ne pouvoir acquérir toutes les réponses pour en trouver quelques unes.

 

 

Ainsi, il est aisé de comprendre la raison pour laquelle Zemeckis aime tant jouer avec des dispositifs de mise en scène souvent complexes, visant à concrétiser de manière purement scénographiques les problématiques abordées afin d'immerger le public dans l'avalanche de questions s'abattant sur les personnages. La question des paradoxes temporels au sein de sa filmographie est ainsi édifiante, tant elle revêt une acception protéiforme révélatrice de son exigence extrême de metteur en scène. En effet, la densité thématique et narrative induite par cette dimension ne saurait trouver chez Zemeckis un autre vecteur que celui de sa mise en scène pour s'exprimer pleinement. C'est sans doute dans cette volonté d'agencer les temporalités dans l'image, de libérer sa caméra des contingences de la réalité matérielle qu'il faut chercher les motivations artistiques ayant poussé Zemeckis à inventer la méthodologie de la performance capture (et expérimenter la 3D). Comme si Seul au monde constituait en définitig le chant du cygne  dans le cinéma live du réalisateur, dont la radicalité conceptuelle sur ce projet annonçait le déploiement de ses thématiques vers d'autres horizons. De fait, il est difficile d'imaginer ce qu'aurait pu donner La légende de Beowulf en live, tant la concision et la linéarité jusqu'au boutiste  de son scénario (pour prendre un élément de comparaison, il s'agit d'imaginer que le Conan de John Milius condensé sur une heure de film, avant de passer directement au postulat du futur Legend of Conan, l'entre-deux relevant de l'ellipse) appelait une mise en scène résolument novatrice afin de pouvoir assumer sa structure. Si dans Excalibur, John Boorman misait sur l'intensité picturale pour faire accepter au public les sauts dans le temps parfois abruptes de la narration, Zemeckis mise sur les possibilités scénographiques offertes par la performance capture pour concrétiser cette dimension. Dans une fluidité de mouvement sans pareil, fondée sur les plans-séquences et les raccords invisibles, le cinéaste fait coexister les temporalités au sein de l'image (voir la facilité avec laquelle le cinéaste effectue un saut de 30 ans dans sa narration), pour finalement resserrer à l'extrême le récit autour de la tragédie de son personnage éponyme, consumé par ses propres démons et enfermé dans sa tour d'ivoire alors que son royaume se désagrège et que l'époque à laquelle il appartient touche à sa fin. Des expérimentations encore exacerbés par son film suivant, Le drôle de  Noël de Scrooge, dont le plan-séquence de 15 minutes, naviguant entre différentes périodes de la vie du personnage de Jim Carrey, établit ostentatoire cette volonté de juxtaposer les temporalités. On pensait la perf cap  propice à désinhiber les pulsions de spectacle de  Zemeckis (et elle l'est : l'extraordinaire climax de Beowulf, ou la poursuite en traineau de Scrooge comptent parmi les scènes d'actions les plus grisantes vues sur un écran ces dernières années), elle aura permis à Zemeckis d'approcher un peu plus l'intimité de ses héros, plus que jamais retranchés du monde extérieur et étrangers à l'autre.

 

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