Le cinéma d'action américain : de l'icône à l'homme sensible

Guillaume Meral | 22 janvier 2013
Guillaume Meral | 22 janvier 2013

Hasard du calendrier, le retour cette semaine d'Arnold Schwarzenegger dans les salles avec Le dernier Rempart sera suivi dans un mouchoir de poche par celui de son meilleur ennemi Sylvester Stallone (Du Plomb dans la tête le 13 février), sans oublier Bruce Willis, qui revient avec la franchise l'ayant propulsé au devant de la scène (et qu'il va continuer à saccager avec Die Hard 5). Encore que parler d'hasard soit quelque peu erroné, si l'on considère que ces trois sorties concomitantes ne font finalement guère de mystères quant à la volonté des studios de provoquer le destin, de façon à créer les conditions d'une offensive généralisée de l'action old-school sur les écrans, ceci bien entendu de façon à mettre l'emphase sur la sortie de leurs films. Preuve en est la sortie Du plomb dans la tête, annoncé cette été avant d'être repoussé plus de six mois plus tard sans autres raisons avancées par la Warner, sinon celle implicite de surfer sur la vague du retour de Schwarzy à la même période. Si l'on ne peut que se réjouir du parfum délicieusement vintage qui plane sur ce début d'année, laissant espérer que l'enthousiasme soulevé par The Expendables ne fut pas qu'un feu de paille, une telle tactique est également révélatrice de la confiance toute relative portée par les majors envers leurs poulains. Comme si finalement le simple fait d'annoncer le come-back de Schwarzy ne suffisait plus à garantir la carrière du film en salles sans participer à un coup marketing plus vaste. Soit une sortie salle qui s'apparente à un coffret DVD regroupant ces trois films (la promo en moins), révélatrice de la conscience des instigateurs de la précarité du regain d'intérêt du public pour ces « stars 80's ».

Des réserves finalement compréhensibles du point de vue des investisseurs, dans la mesure où  le genre s'est transformé de façon assez significative depuis l'époque où ces acteurs trustaient les salles de cinéma. Imputable tant à l'évolution des mœurs qu'à la mutation de l'industrie, sans parler du climat social et politique dont les deux données précédentes sont largement tributaires, l'évolution du cinéma d'action édifie une forme de muraille entre les vétérans et leur public potentiel. De fait, si l'âge représente d'emblée une problématique qu'ils ne pourront surmonter qu'en assumant le poids des années (ce que semblent avoir largement intégré Stallone et Willis, qui jouent tout deux la carte du buddy-movie générationnel avec leurs films respectifs, tandis que Schwarzenegger joue largement de son âge dans Le dernier rempart), toute la question est de savoir s'il reste de la place dans le monde d'aujourd'hui pour accueillir le type de représentations dont ils sont les garants, au-delà de l'immédiateté de l'instant-vintage type The Expendables.

La question se pose d'autant plus que les évolutions successives du genre semblent avoir été muries par une volonté implicite d'extirper le cinéma d'action américain de la paternité des figures centrales constituant sa mythologie. De fait, le cinéma d'action n'aurait probablement pas été le même s'il n'avait pas émergé durant les années 80, décennie caractérisée par sa course aux excès en tout genre, comme une fuite en avant pour échapper à la gueule de bois post-70's. Or, c'est sans doute cette propension à la surenchère totalement décomplexée qui va façonner le visage du cinéma d'action. Sans théoriser à outrance sur l'influence du reaganisme dans la production de l'époque, il est indéniable que le modèle de société envisagé par les administrations Reagan offrit le terreau nécessaire à l'épanouissement de récits d'un genre nouveau. Après la période de vache maigres des années 70, l'Amérique redevient conquérante sur la scène internationale (la course aux armements engagée contre l'URSS), renoue avec l'arrogance de la superpuissance sûre de la supériorité de ses valeurs morales, et applique ce mouvement à sa dynamique économique et sociale interne. Par conséquent, la figure naissante de l'action hero est elle-même tributaire de cette impulsion à l'échelle nationale : violent et jusqu'au-boutiste, ne se planquant derrière aucun alibi moral pour légitimer ses actes,  le héros se drape de plus dans une aura d'invincibilité qui n'a d'égal que le soin qu'il prend à anéantir toutes formes de vie dans un rayon de plusieurs kilomètres. Un état d'esprit directement issu de certaines franchises des années 70 (L'inspecteur Harry et Un justicier dans la ville), dont les prolongements inégaux la décennie suivante sont révélateurs à bien des égards du statut nouvellement acquis du héros d'action. Si Clint Eastwood évite brillamment de dénaturer son personnage tout en l'inscrivant dans son époque, par une réflexion brillante sur l'essence même de la figure avec Le retour de l'inspecteur Harry (avant de sombrer dans le film méta avant l'heure avec l'épisode suivant), il n'en sera pas de même pour la saga du défunt Michael Winner. Privé du contexte délétère, de l'ambigüité morale de son point de vue, réduisant  l'urbanité malade qui venait progressivement à bout de l'équilibre mental de Paul Kersey dans les précédents à sa caricature la plus racoleuse, la franchise tombe dans le n'importe quoi complet en essayant d'ajuster son personnage aux exigences de l'action hero des 80's avec le génialement réac troisième épisode (faut voir le grand Charles Bronson courir partout avec son M-60, accompagné du petit hispano servile trimballant les munitions).

De fait, ce que le genre gagne en spectaculaire, il le perd en empathie pour les personnages principaux, dont les exploits herculéens s'accompagne d'une déification progressive dans l'inconscient collectif de l'archétype. Il n'y a qu'à voir l'évolution des deux personnages phares de Stallone, Rocky et Rambo, pour s'en convaincre : ainsi, l'humanité à fleur de peau, la fragilité dissimulée derrière la stature et la précarité de la condition humaine inhérente à leur première aventure s'efface au profit d'une iconisation outrancière les élevant au rang de titans (Rambo 2 et 3, Rocky 4). A ce titre, il n'est pas interdit de penser que c'est cette surenchère mégalo quasi-déshumanisante qui provoqua le déclin de Stallone, moins prompt à revêtir l'habit du héros abattant sa puissance divine sur ses ennemis que Schwarzenegger... Cependant, outre le climat frénétique de l'époque, c'est également au marché industriel créé par le succès du genre que l'on peut imputer l'appauvrissement des structures narratives. Genre d'aficiodanos par excellence, au même titre que le cinéma fantastique ou d'horreur, le film d'action est alors un marché de niche (parfois considérable, voir le carton de Rambo 2) suffisamment large pour n'avoir besoin de convaincre au-delà de son (large) cercle d'initiés. A une époque où la hiérarchisation culturelle entrainait l'éruption de stigmates infamantes chez le public se tenant du mauvais côté de la barrière du bon goût (se souvenir du sketch d'Albert Dupontel, dédié au public cible des Rambo), pas besoin de séduire au-delà des convaincus : si le héros est bad ass et vient à bout de ses adversaires dans un déluge d'explosions et de membres explosés (comment expliquer la longévité de Chuck Norris autrement ?), surmonter les blessures les plus insupportables, son invincibilité est une qualité primordiale. Ce n'est pas un hasard si les deux films qui parvinrent à renouveler le genre, Predator et Piège de cristal, sont précisément des œuvres qui remirent sur le tapis la question de la vulnérabilité du héros, soit en démythifiant la toute puissance du corps lors de son contact avec une entité démiurgique (Predator), soit en traitant de la nécessité de M. Tout le monde de se hisser à la hauteur de l'archétype qu'il est contraint d'endosser (Piège de cristal).

C'est précisément ce retour du facteur d'empathie qui va caractériser une large part de la production des années 90, dont la seconde moitié va définitivement sonner le glas des icônes des années précédentes, dont les difficultés à s'adapter aux nouvelles exigences du public vont précipiter le déclin. Sorti au début de la décennie, Last action hero annonçait pourtant la fin d'une époque avec la conscience méta que cela implique, notamment en confrontant son personnage adepte des exploits extravagants aux contingences du réel par une mise en scène prompt à subvertir par à-coup le tissu diégétique allègrement commenté par les personnages. Le héros tendance demi-dieu  est passé de mode, Bill Clinton est élu à la présidence du pays, et globalement le climat est à l'apaisement général après les dérives des 80's. Concernant le cinéma d'action, cela va se traduire par une « mainstreamisation » d'un genre qui revendiquait il y a peu son identité communautaire. Les biceps huilés de statues grecs assumant leurs exploits surhumains ne sont plus adaptés à la situation, qui exige de réintroduire de l'empathie pour son héros (à l'instar de Bruce Willis, premier action hero « normal »). Par conséquent, si la star de Die Hard continue de cartonner, ses compères n'ont de cesse de péricliter : Schwarzenegger s'est reconverti dans la comédie familiale, et lorsqu'il revient aux affaires en s'arrachant un morceau de planche qui lui traverse la cuisse dans L'effaceur, ça en touche une sans bouger l'autre des aficionados. Quant à Stallone, les Judge Dredd et autres Daylight auront raison de sa crédibilité artistique et commerciale. De toute la bande, seul Van Damme a vraiment senti le vent tourner, et ses tentatives d'amener des talents asiatiques pour dynamiser formellement et thématiquement le genre (John Woo, Tsui Hark, Ringo Lam), de croiser le genre qui fit sa gloire avec les grandes fresques d'antan (Le grand tournoi), ou  d'instaurer une noirceur à des formules codifiées (Risque maximum) représentent davantage des occasions manquées qu'un manque de perspicacité de la part de notre belge préféré.

Dés lors qu'il s'est avéré qu'il s'agissait non seulement de conserver la fan base du genre mais aussi d'attirer un public n'ayant pas forcément l'habitude de se rendre en salles pour ce type de films, les standards ont changé. L'action star des 90's prend désormais le visage de Keanu Reeves (Speed, Poursuite), Nicolas Cage (Rock, Les ailes de l'enfer, Volte/ Face) ou Harrison Ford (Air Force One, Jeux  de guerre, Danger immédiat). La morale reste la même, mais la structure doit désormais prendre en compte le point de vue du public. A ce titre, Rock incarne un cas d'école de produit de studio minutieusement pensé en amont par ses producteurs : véritable anomalie dans un paysage composé de brutes épaisses, de tueurs surentrainés et de héros de guerre déchus, le personnage de Nicolas Cage, M. Tout le Monde qui aime boire du vin à poil en écoutant les Beatles après une journée stressante, représente véritablement le point d'ancrage du public dans un univers qui lui est étranger. Véritable pièce rapportée du genre, il en incarne à lui seul cette greffe contre-nature à un corps filmique à priori antagoniste, et qui va propulser Jerry Bruckheimer au sommet des années 90. Si les 80's furent l'époque d'une domination sans partage de Joel Silver (reconnu pour son absence de concessions, et l'approche frontale de ses productions de l'univers abordé), la décennie suivante fut incontestablement celle de Bruckheimer (et de son partenaire Don Simpson, décédé en 1996), qui comprit mieux que personne la meilleure manière de perpétuer le genre  en le faisant surfer sur l'air du temps. A savoir concrétiser la présence d'une caution WASP démocrate bon teint à une morale redneck et des archétypes bourrins (bref, réconcilier les « tapettes libérales » avec les  «  Néandertals fascistes »). Les ailes de l'enfer représente le prototype de cette démarche racoleuse dans ce qu'elle peut avoir de plus improbable. En effet, si le film assume avec un aplomb déconcertant les attitudes paternalistes d'un autre âge du personnage de Nicolas Cage (rappelons qu'il passe son temps à sacrifier sa sécurité pour protéger le noir inconscient, et la femme du viol par les détenus), il tente cependant de les éponger au travers de l'agent joué par John Cusack, et ses divagations sur la façon dont les prisons ne sont que le reflet déformé d'une civilisation en citant Dostoïevski. Le système et l'antisystème coexistent pour sauvegarder le système, dans une grande réconciliation finale au son d'une chanson pop d'une mièvrerie putassière restée dans les annales.

De fait, les années 2000 ne vont faire que prolonger ce qui a été entamé ici, en appliquant cette politique de relativisation aux héros eux-mêmes. Là encore, les mœurs ont évolué de telle manière à ce que le public n'adhère plus aux archétypes traditionnels du genre, l'homme moderne ne se retrouvant plus au sein de représentations masculines trop décomplexées. De fait, le héros de film d'action se retrouve confronté avec une rupture sociale le renvoyant à son archaïsme : l'homme  est encouragé à assumer (voir à revendiquer) sa fragilité et ses fêlures, les dissimuler derrière un voile opaque étant assimilé à une posture machiste démodée. En bon anticipateur de tendance avisé, Schwarzenegger sent le vent tourner et ce n'est pas un hasard si ses trois derniers films, avant le chant du cygne momentané que constitue Terminator 3, le voient s'essayer à la panoplie de l'«  Average Joe » brisé par la vie et confronté à des événements qui le dépassent (soit la pire option possible pour envisager sa rencontre quasi-mythologique avec le diable dans La fin des temps).

S'il veut survivre, le héros de film d'action doit accepter de s'ajuster, et effrite l'icône qu'il est censé incarner au sein de structures extrapolant des tourments existentiels auparavant suggérés ; qu'il s'agisse de la recherche de son humanité dans un système acquis à un fonctionnement purement utilitariste (la trilogie Jason Bourne), d'un complexe d'Œdipe refoulé comme fondement psychologique de 40 ans mythologie cinématographique (le Bond nouveau), ou encore, dans un registre voisin, des questions relatives à la nature de son statut de justicier (les Batman de Nolan). Dans ces conditions, il n'est guère étonnant que l'ascension de The Rock au rang d'action-star fut interrompue, ne serait-ce que par sa filiation revendiquée avec des icônes passées de mode (Schwarzenegger notamment). Symptôme d'une époque : en choisissant très tôt la voie de l'autodérision (Be Cool, Southland tales) ou la comédie familiale (pas un seul film d'action entre 2005 et son retour aux affaires avec Faster en 2011), Dwayne Johnson casse son image avant de s'en être constitué une. Quant à Vin Diesel, le succès des Fast and Furious et XxX s'avère finalement davantage tributaire du contexte dans lequel les histoires prennent part (le tuning pour le premier, les sports extrêmes pour le second) que par la puissance évocatrice de personnages iconisés dans leur contenance archétypale (voir le demi-échec des Chroniques de Riddick pour se convaincre de l'impopularité de ce changement de registre). C'est un fait : si l'homme postmoderne doute et se noie dans une pluie de questions existentielles, alors le héros d'action en fera de même.

Cette volonté de ramener le genre à des dimensions plus terre à terre ne fut évidemment pas sans conséquence formelle et thématique, comme le souligne les canons de conception régissant les années 2000. Du point de vue de fabrication, l'usage de la shaky-cam et du montage syncopé popularisé par le travail de Paul Greengrass s'oppose par essence à tout travail d'iconisation traditionnelle, et correspond à ce surpoids d'un chaos du quotidien harnachant les personnages à la « réalité » (bref, fini les recadrages emphatiques, les halos de fumées, les ralentis dramatisants ou même les effets de lumières de l'école Bruckheimer). Un formalisme qui s'accommode bien mal d'une quelconque mise sur piédestal visuelle (revoir Hancock pour s'en convaincre). Les traitements narratifs sont à l'avenant. Là où l'insistance sur l'antagonisme était auparavant de mise, il s'agit de montrer (avec force insistance) à quel point le héros et le méchant incarnent les deux facettes d'une même pièce. Au fond, la leçon de Volte/face de John Woo a été apprise et retenue : dans son troisième film aux Etats-Unis, le réalisateur brouillait les frontières pour mieux corrompre les images d'Epinal, chacun des deux belligérants goûtant à la vie de l'autre au point de confondre leurs identités. Un traitement qui sonnait finalement le glas de l'action telle qu'on l'avait connu, en mettant ouvertement fin au manichéisme traditionnellement attribué au genre, faisant du méchant une excroissance maudite ou indirecte de la personnalité du héros (Skyfall, La mort dans la peau, les deux derniers Batman...).

Alors, enterrés les vieux fossiles, dépassés par les nouveaux porte-flingues du cinéma d'action U.S ? Difficile de faire un pronostic, tant le public semble ces dernières années opérer un grand écart incessant rendant difficile la tâche de faire émerger une tendance homogène des signaux contradictoires émanant du box-office. Si les succès des Taken et Fast and furious 5 entretiennent l'espoir de voir le genre made in 80's décomplexé du slibard revenir squatter les salles en force, impossible de passer outre les carrières confidentielles de certaines productions revendiquant elles-aussi l'héritage de ces années folles (Safe, Dredd, The Raid dans une moindre mesure...). Sans compter que les propositions de genre les plus frontales et jusqu'au boutistes sont de plus en plus l'apanage du marché DVD, secteur continuant de s'appuyer sur l'existence du marché de niche qui fit le bonheur des années 80. Par conséquent, nous ne pouvons que croiser les doigts pour que The expendables ne devait pas uniquement son succès à son concept over the top, et qu'il reste encore de la place pour ce que représentent aujourd'hui ces véritables mythes vivants, au-delà de l'affection que l'on peut leur porter pour avoir façonné notre imaginaire cinéphile... Si l'on en croit la rouste qu'Arnold vient de se manger au box-office U.S (6,3 millions de dollars pour le premier week-end du Dernier Rempart !), ça semble mal engagé...

 

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