Kim Jee-woon : Corée... graphe de la vie
Ses réalisations se comptent sur les doigts de la main. Mais dans
cette modeste poignée d'oeuvres se distingue la griffe d'un créateur
virtuose qui n'a encore aucun faux pas sur son parcours. Éclectique,
curieux, l'explorateur des âmes est un touche-à-tout qui a déjà foulé
maints terrains cinématographiques, au gré de ses aspirations, en
fonction de l'inspiration. De la comédie au polar, l'incontournable
coréen joue sur tous les tableaux et magnifie chaque fois plus sa
peinture de la vie.
Homme de l'être
Né en 1964 à Séoul, Kim Jee-woon,
enfant, est déjà fada de la scène et du cinéma. Surtout des tragédies
grecques antiques (il lit beaucoup de pièces), des polars français de Melville
et des oeuvres passionnées de Robert Bresson. C'est donc tout
naturellement qu'à 19 ans, il envisage son avenir sur les planches et
devient étudiant en Art Dramatique au Seoul Institute of Arts. Durant
de longues années, il est avant tout homme de théâtre, maîtrisant
parfaitement la mise en scène, s'essayant tantôt à l'interprétation. En
1994, il met en scène une pièce intitulée Hot sea, suivie par Movie movie, qui commence à faire germer en lui l'idée de se tourner vers le cinéma.
C'est qu'en réalité, Kim Jee-woon ressent le besoin d'ouvrir sa
créativité et sa soif d'expression à d'autres espaces de jeu. Féru de
photo, de musique, attiré par les décors, par l'habillage de lieux, et
surtout obsédé par les questions de type existentiel, il discerne dans
le Septième Art des possibilités infinies. D'emblée, il se plie à
l'apprentissage de l'écriture scénaristique et se présente à divers
concours. En 1997, il remporte un concours de scénario grâce à son
script de Wonderful seasons. La même année, il participe
au concours organisé par le magazine culturel Ciné 21 en présentant un
scénario mûrement conçu intitulé The Quiet family, qui lui vaut également le premier prix.
Le
temps est au beau fixe, le vent tourne en sa faveur. Un cadre de CJ
Entertainment intéressé par son scénario lui propose d'en acheter les
droits. Kim Jee-woon négocie avec le producteur-distributeur, premier
industriel du film coréen, et finit par parvenir à un accord
satisfaisant. Il signe non seulement le scénario, mais également la
réalisation. Le réalisateur débute donc en portant à l'écran The Quiet family,
en 1998. Sa comédie macabre aux allures de thriller relate l'histoire
d'une famille qui ouvre une auberge dans laquelle les clients meurent
les uns après les autres. Craignant pour la réputation de son
entreprise, la gentille famille décide de faire disparaître les corps.
Inspirée par les caustiques Petits meurtres entre amis de Danny Boyle, cette fable construite autour d'une sorte de Famille Adams
coréenne, pointe du doigt une société de plus en plus en proie à la
marginalité. Le procédé illustre des notions importantes dans le cinéma
de Kim Jee-woon : l'étude des liens sociaux et des relations entre
individus, l'observation de certains microcosmes telle une loupe
brandie de façon éhontée sur le monde. Pour ce premier film et premier
succès au box-office, récompensé au Festival de Fantasporto au
Portugal, le réalisateur dirige deux monstres du cinéma coréen, Choi Min-sik et Song Kang-ho.
Il retrouve ce dernier pour son second long-métrage, le sportif The Foul king,
comédie burlesque entraînée par le catch qui s'attaque cette fois aux
relations et inégalités inhérentes au monde du travail. Son ami de
toujours, l'acteur Shin Ha-kyun
(qui formera avec Song Kang-ho l'un des duos les plus appréciés sur
grand écran) répond présent. Outre le fait d'amuser la galerie entre
deux contorsions sportives, le protagoniste du film est un petit
employé de bureau, souffre-douleur de son patron, qui découvre un club
de catch et les incroyables bienfaits de la discipline physique. Le
réalisateur ose mettre en relief le ras-le-bol grandissant d'une
société soumise, et en question les principes vieillissants édictés
depuis trop longtemps. Si la démarche singulière mérite d'être évoquée,
le public semble se conforter dans la vision du cinéaste qui signe avec
brio le second succès coréen de l'année 2000. La popularité et les
qualités du film lui permettent de voyager à l'international et d'être
projeté de festival en festival, de Berlin à Toronto.
Jamais à court d'idées
Un challenge insensé le conduit ensuite à produire un court-métrage, The Power of love, dans lequel joue encore Song Kang-ho aux côtés de la talentueuse Moon So-ri (Une femme coréenne, Peppermint candy). L'idée étant de participer au festival 100 000 wons,
sorte de concours qui met ses participants au défi de produire un film
avec comme budget maximum de
100 000 wons (70 euros). Pari réussi pour
l'équipe qui a dû se soumettre au sympathique système D.
Porté peut-être par cette farfelue aventure humaine, Kim Jee-woon
prend goût aux courts-métrages et enchaîne avec un original récit
mêlant humour, douce comédie et pointe de fantastique dans lequel une
jeune femme fait son coming out en avouant être un vampire. Projeté
initialement sur la toile du web en 2001, Coming out
s'apparente à un journal intime et témoigne de la difficulté d'être
accepté avec ses différences. Au casting, le fidèle Shin Ha-kyun et la
belle Shin Min-ah.
Kim Jee-woon qui vit avec son temps se met à la mode de chez lui et goûte à son tour aux joies de l'horreur. Avec son pote Park Chan-wook,
ils parlent de prendre part à un collectif réuni pour concrétiser des
projets de courts-métrages d'épouvante. S'ils se refilent très souvent
les acteurs, ils s'échangent aussi volontiers les idées. Kim Jee-woon
s'essaie le premier à l'exercice en signant Memories en 2002, l'un des trois segments de 3 Histoires de l'au-delà
(les deux autres étant réalisés par le hong-kongais Peter Chan et le
thaïlandais Nonzee Nimibutr ; Park Chan-wook se lancera à son tour en
2004 avec 3 Extrêmes). Lui aussi visiblement influencé par Hideo Nakata,
son morceau témoigne néanmoins d'une étonnante maîtrise des cadrages,
effets sonores et visuels, conférant à son histoire de disparition une
atmosphère suffisamment trouble et froide pour insuffler un rendu
percutant, particulièrement efficace si l'on n'est pas rompu au genre.
Chic for the choc
Kim Jee-woon continue sur sa lancée et décide d'adapter à l'écran, et à sa manière, un conte folklorique local. L'envoûtant 2 Soeurs
sort dans les salles obscures coréennes en 2003 et offre à son
réalisateur un nouveau succès critique et commercial. Plus que jamais,
il démontre ses talents de plasticien du cinéma, tant son oeuvre
dévoile un esthétisme superbe et ultra-travaillé. Le tour de force de
Jee-woon est d'induire son spectateur en erreur, perdu entre
l'épouvante ambiante et la psychologie avérée. Toute l'intelligence de
l'oeuvre réside dans ses apparences trompeuses, cachant derrière un
énorme édifice bâti sur le paranormal une effroyable réalité humaine.
Le prodige coréen joue avec les cordes du genre, mais tire aussi ses
propres ficelles.
Kim Jee-woon utilise très souvent l'habitation comme symbole révélateur de l'âme humaine, à laquelle dans 2 soeurs,
il ajoute un élément clé supplémentaire : l'armoire, expression des
traumatismes refoulés. Ainsi, les spectres de la maison sont en réalité
l'apparition des émotions et traumas internes que vit le personnage
qu'étudie son créateur : « un film d'horreur à mes yeux, c'est quelque
chose qui montre de façon vraiment efficace la peur de la vie ».
Un peu à l'image de Bresson, il manie sa caméra comme un outil de
pure création destiné à mettre en lumière les étranges contradictions
des êtres humains, leur folie latente et leurs vérités cachées, leurs
attitudes ostensibles et leur ridicule sous-jacent, l'ironie, si ce
n'est l'hypocrisie des relations qu'ils entretiennent. La narration
seule est insuffisante, le moindre détail est façonné au service de
l'univers de l'oeuvre : couleurs, jeux de lumière, partition musicale,
décors...
Une
règle qu'il ne manque pas de prononcer davantage en portant à l'écran
l'idée de la destruction reconstruction interne. Sadique et maso à la
fois, A bittersweet life
traite derrière ses images léchées à outrance, comme ses prédécesseurs
des liens interhumains et de la nécessité d'être soi, en nous plongeant
cette fois dans le polar noir, genre qu'inaugure le réalisateur. Ce
quatrième long-métrage traduit le mieux la personnalité de son auteur
qui confesse avoir voulu y exprimer ce que lui-même passe son temps à
faire dans la réalité : fantasmer
En Corée, cette dernière production
est déjà estampillée culte. Trop convenu, opportuniste ou arrivé trop
tard, brillant, agitateur, jouissif... le polar coréen partage les
foules, assumant toutefois pleinement ses maladresses, ses influences,
son absurdité, voire son narcissisme comme les clins d'oeil que le
réalisateur se fait à lui-même (le corps traîné qui étale au sol son
tapis de sang, écho direct à 2 soeurs).
À lui tout seul, Kim Jee-woon s'apparente à toute l'industrie coréenne du cinéma, dont la force vient surtout de sa propension à exploiter de nombreux genres et à se renouveler sans cesse. C'est la tête dans les étoiles qu'il envisage la suite. Avec de la science-fiction au planning, espérons que l'homme de pleine actualité, reste un homme d'avenir.