Le cinéma muet a la parole

Simon Riaux | 11 octobre 2011
Simon Riaux | 11 octobre 2011
Bien sûr cher lecteurs, personne ne doute que vous êtes, en cinéphiles avertis, des amateurs de cinéma muet. D'ailleurs la sortie de The Artist approchant, vous vous êtes certainement rués sur ces superbes classiques pour vous imprégner de leur argentique beauté. N'écoutant que votre coeur de spectateur fervent, vous en avez profité pour maudire le public ignare qui ne jure plus que par le dialogue et son dévoilement vulgaire. Et si par hasard, le cinéma muet n'était pas votre inconditionnelle tasse de thé, Écran Large vous a concocté un petit condensé de ce que les premières décennies du septième art nous ont offert de plus exceptionnel. Profitez-en, et jetez-vous sur ces pépites comme la vérole sur le bas clergé.
 

 

 

 

 

Le cabinet du docteur Caligari de Robert Wiene, 1919

Vibrant manifeste de l'expressionnisme allemand, le film de Wiene, qui vint remplacer Lang peu de temps avant le début du tournage, est également la preuve vivante que le cinéma parlant n'a aucunement permis de complexifier les interactions entre personnages. En effet, le spectateur est ici immergé dans une intrigue à tiroirs, riche et complexe, faite d'illusions, de faux-semblants, de flash-backs, et révélations en tout genres. Aujourd'hui encore, l'intrigue se déroule avec une force et une fluidité remarquables, et prouve définitivement que le son n'a modernisé le medium cinéma qu'en surface.

 


 


Nosferatu de Friedrich-Wilhelm Murnau, 1922

Si les clins d'oeil ou empreints au vampire de Murnau sont légion encore de nos jours, c'est pour une raison simple. En dépit d'une technique encore balbutiante, d'un scénario simpliste conçu pour piller Bram Stoker sans avoir à en payer les droits, Nosferatu est toujours aussi terrifiant. De sa première à sa dernière image, cette représentation du buveur de sang nous interpelle par sa photographie splendide, sa convocation frontale et impérieuse de nos peurs les plus viscérales. Point de séduction évanescente ni de charme immortel ici, mais la profondeur insondable des ténèbres, que seule l'immédiate et sincère candeur du cinéma muet pouvait retranscrire dans toute sa glaçante horreur.

 

 

 

L'aurore de Murnau, 1927

Peut-être un des plus ébouriffants aboutissements du cinéma muet, et du cinéma en général. Quand William Fox fait venir Murnau aux États-Unis, il lui fournit une totale liberté artistique et un budget conséquent à l'un des artistes les plus doués de sa génération, qui accouchera d'une oeuvre matricielle, qui nous apparaît aujourd'hui à la frontière des genres et des influences. L'aurore anticipe et contient les germes d'innombrables oeuvres, tantôt drame romantique, puis film noir, tragédie élégiaque, fable cruelle et déterministe, le long-métrage est d'une richesse et d'une densité qui confinent au génie.

 

 

 



L'homme à la caméra de Dziga Vertov, 1929

Le rejet de l'union soviétique d'un cinéma bourgeois, impérialiste, l'amène logiquement à rechercher de nouvelles formes, à tenter de créer un cinéma expérimental, qui élèvera et éduquera le peuple. Le film est une des réponses développées par l'Union Soviétique, dont l'inventivité, la profondeur, les multiples mises en abyme, ou tout simplement sa splendeur visuelle et technique (le montage demeure un exemple de maîtrise et de liberté) font aujourd'hui la valeur, et le statut de classique. Le film se veut également l'illustration de la théorie de son auteur : le Ciné-oeil, fortement influencée par le constructivisme.

 

 

 

 

 

 

 

Metropolis de Fritz Lang, 1927

Sommet de l'expressionnisme allemand, ce chef d'oeuvre a ouvert la voie à la science-fiction et ses représentations cinématographiques. Malgré d'innombrables tentatives, personne n'aura réussi à égaler la maîtrise technique, esthétique et architecturale d'un film qui brasse avec aisance des thèmes aussi larges que la lutte des classes, le totalitarisme, la figure de la Tour de Babel, sans jamais oublier de questionner la nature et le devenir de l'humain. Lang prouve s'il en était encore besoin qu'aucun artefact technologique ne remplacera jamais la précision du discours et la maîtrise du medium. Il y a fort à parier que le film influencera encore des générations de cinéphiles, fascinées par sa mise en scène et ses mouvements de foules millimétrés. Un joyau à redécouvrir urgemment par ces temps de crise systémique...

 

 

Les Temps modernes, de Charlie Chaplin, 1936

Comme à son habitude, Charlie Chaplin revêt les atours du rire, pour délivrer avec son dernier film muet une charge engagée et visionnaire. À travers l'avalanche humoristique et la nuée de gags visuels tous plus irrésistibles, se dessine un but non pas plus noble, mais plus ambitieux que le simple éclat de rire. Ce que l'humour met ici en lumière, c'est l'absurdité et l'hypocrisie du Taylorisme alors triomphant, le dévoiement d'un capitalisme qui attire à lui les hommes comme autant de moucheron vers une lumière trompeuse. La mécanisation de la société apparaît elle aussi au grand jour, à travers de simages qui émerveillent autant qu'elles amusent, mais dont la dimension kafkaïenne n'est jamais loin. Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, Les Temps modernes est une merveille au titre des plus pertinent.

 


Napoléon, de Abel Gance, 1927

Projet fou, l'oeuvre d'Abel Gance impressionne encore aujourd'hui par ses ambitions formelles, plastiques et thématiques. Fresque grandiose de plus de quatre heures, projetée simultanément sur trois écrans, elle est demeurée longtemps invisible après sa projection, une grande partie des copies ayant été perdues, détruites et/ou mélangées. Francis Ford Coppola, passionné par le film recensa quelques 23 versions différentes, selon que les propriétaires tentèrent de coller au montage d'origine, ou de se rapprocher de ses (rares) exploitations ultérieures, le dernier montage en date est de 2001, et dure quelques cinq heures et trente minutes. De par son dispositif inédit et grandiose, le réalisateur était parvenu à anticiper simultanément l'avènement du split screen, du cinemascope, le tout pour accoucher d'une vision épique et sublimée de l'histoire. 250 000 mètres de pellicule pour un rêve inachevé et baroque, dont la volonté de grandeur marqua la mémoire de tout une génération de cinéastes.


 

 

Le Voyage dans la lune de Georges Méliès, 1901

Voir dans le cinéma des origines une épure, une essence brute du septième art est certes un cliché, mais il est difficile devant l'oeuvre de Méliès de ne pas en ressentir la pertinence. Le Voyage dans la lune se bonifie avec les années, comme en témoigne la très récente et méticuleuse restauration, et nous rappelle à chaque visionnage combien le cinéma muet avait saisi, dans toute sa candeur et son innocence, une certaine forme de poésie pure, une science du rêve.

 

 

 

Intolérance de D.W. Griffith, 1916

Film le plus cher de l'histoire du cinéma, Intolérance est un cas d'école. Après le succès pharaonique de Naissance d'une Nation, Griffith bénéficia d'un budget aussi démesuré que son ambition, qui lui permit de dépeindre cette saga s'étalant sur plusieurs époques. Outre un très beau sens du tragique, on retiendra ses plans tournés à la montgolfières, ses milliers de figurants lors du sac de Babylone (16 000 selon la légende), et ses images monumentales, qui font du film l'un des plus spectaculaires jamais tournés. Une oeuvre qui marqua les esprits au fer rouge, tant et si bien que de fervents hommages lui sont toujours rendus, à l'instar du jeu L.A. Noire, qui propose d'affronter un gang de mafieux dans les ruines des décors.


 

 

 

 

Le Mécano de la General, de Buster Keaton ,1927

L'histoire de The Artist pourrait être celle de Buster Keaton, génial artisan du rire, qui su développer une véritable grammaire visuelle, une syntaxe comique, où la parole était superflue. Le mécano de la General en est la parfaite illustration, tant on peine à voir quel pourrait bien être l'intérêt de greffer du son sur les aventures rocambolesques de Keaton, sauf à vouloir atténuer le rythme frénétique de l'ensemble, ou entamer son admirable cohérence. Il faudra attendre Les Feux de la rampe, puis les années soixante, pour que l'artiste soit estimé à sa juste valeur. Une destinée terrible, revisitée aujourd'hui avec brio par Jean Dujardin et son impayable George Valentin.


 

 

Les rapaces de Erich Von Stroeim, 1924

À ceux qui croiraient encore que le cinéma muet est une histoire de pitreries clownesques, de mimiques fardées, de théâtralité redondante, nous recommandons une injection massive d'Éric Von Stroeim, et en intraveineuse. Artiste complet, comédien hors-pair, réalisateur visionnaire et audacieux, Von Stroeim est l'un des derniers véritables poètes maudits qu'ait connu l'occident. Désireux de porter le cinéma vers des thèmes universels, plus réalistes, sombres, et denses que tout ce qui avait déjà été fait, le réalisateur s'attaque au désir et à l'envie, à l'obsession des femmes, la cupidité et la folie. Les Rapaces bénéficie du même impact que lors de sa création, et demeure un long-métrage essentiel, matriciel, dont la force et la témérité valurent à leur auteur sa carrière de metteur en scène.


 

 

La Rue sans joie de Georg Wilhelm Pabst, 1925

Si le film a été massacré par la censure (à tel point que les trous béants laissés dans la narration laissèrent obligèrent chaque pays à tourner des scènes supplémentaires, jusqu'à aboutir à une pléthore de versions “locales“) c'est parce que le long-métrage de Pabst est l'une des charges les plus vigoureuses portées contre l'establishment de l'époque. La description des bas-fond de Vienne, de la misère entretenu par quelques nantis désireux d'exploiter la misère de leur prochain est suffisamment puissante pour n'avoir laissé aucun doute dans le coeur des censeurs. Oeuvre essentielle du cinéma engagé, La Rue sans joie nous rappelle qu'il n'est nul besoin de faire parler un personnage pour qu'il transmette un message à la fois complexe et limpide. Une leçon magistrale donnée par le futur réalisateur de Loulou (qui aura également maille à partir avec la censure).


 

 

Un Chien Andalou de Luis Bunuel et Salvador Dalì, 1928

À n'en pas douter, le cinéma muet était l'écrin idéal pour ces deux artistes, qui atteignent ici les cimes de leurs talents conjugués, comme en témoignent les diverses versions sonorisées à partir de 1961. Tout deux y explorent une forme où s'exprime une créativité époustouflante, parfois difficilement supportable, à l'instar de la fameuse séquence de l'oeil, qui ne fut pas moins censurée que celle de Lucio Fulci dans L'Enfer des zombies. Ce manifeste surréaliste est de loin le meilleur ambassadeur d'un mouvement aux contours souvent flous, qui fut saccagé chez nous par l'un de ses maîtres à penser (le funeste Breton), quand Bunuel et Dalì nous prouvent ici la valeur plastique, la charge contestataire et le potentiel subversif d'une école dont les soubresauts n'ont pas fini de nous bouleverser.

 

 

 

 

 


 

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