3 films de Mankiewicz

Sandy Gillet | 1 janvier 2010
Sandy Gillet | 1 janvier 2010

En apparence antinomiques dans les genres abordés, ces trois films traitent en fait des mêmes thèmes, dont la teneur générale pourrait se résumer à une étude au scalpel d'une société engoncée dans ses certitudes et dans le paraître des codes qu'elle s'est artificiellement créée. Ce qui change en fait de film en film, au-delà donc des genres, c'est la lucidité d'un regard passant de constat un peu amer avec Le Château du dragon à celui sans concessions de L'Affaire Cicéron, que le cinéaste teinte de surcroît depuis Chaînes conjugales d'une ironie empreinte d'un cynisme des plus jouissifs.
C'est donc à une sorte d'étude récurrente, voire obsessionnelle, que nous invite ces trois films, de ceux qui mettent en valeur l'univers d'un cinéaste catalogué depuis longtemps comme étant le plus intelligent qu'Hollywood ait jamais compté au sein de son bestiaire.

 

 

 

Quand Mankiewicz réalise un peu par hasard Le Château du dragon (il remplace au pied levé un Ernst Lubitsch malade), l'homme a déjà derrière lui une solide expérience de scénariste, mais aussi de producteur aux côtés du légendaire Darryl F. Zanuck à la Fox (c'est d'ailleurs lui qui produira le film). Avec force et délice, Le Château du dragon annonce dès ses premières images ce que sera tout le cinéma de Mankiewicz : une fille de fermiers est conviée au château de Dragonwick par un cousin éloigné de souche noble dans le but de prendre en charge l'éducation de sa petite fille. Il y a là pour Miranda la promesse de découvrir un autre monde et d'appréhender un avenir plus excitant que celui qui lui est promis. La suite ne sera que désillusion en forme d'amour trompé et meurtri, et la jeune fermière d'arriver certes à ses fins, mais en marchant sans jamais vraiment en avoir conscience sur les cendres encore fumantes de la caste qu'elle se figurait un jour intégrer. Un pied de nez propre à Mankiewicz, qui renvoie ainsi tout le monde dos à dos en n'hésitant pas à réduire son histoire à un simple constat d'accessit social sur le strapontin brinquebalant d'une noblesse déchue et décadente.
Ce qui impressionne aussi dans ce quasi-chef-d'oeuvre, comme dans pratiquement tous les films qui suivront d'ailleurs, c'est la qualité des dialogues frappés du sceau de l'impertinence et du réalisme que Mankiewicz essaime tout au long de son scénario. Chaque mot est pensé au service de l'acteur ou de l'actrice, permettant de fait à l'interprétation de gagner encore en crédibilité. La palme revenant sans conteste au personnage joué par un Vincent Price qui, en noble s'adonnant à l'opium, arc-bouté sur une conception archaïque de la société, à la « recherche » d'une progéniture mâle qui assurera la lignée et prêt à tout pour arriver à ses fins, fait montre d'un talent tout bonnement surréaliste.

 

 

 

Si la femme joue un rôle plus que central dans la filmographie du cinéaste, il faudra juste admettre que Gene Tierney n'est pas tout à fait à son aise ici en fermière de 17 ans ingénue et naïve. Bien loin en effet de son extraordinaire interprétation de la veuve Mme Muir, dans le fantôme du même nom quelques années plus tard. Un léger bémol qui n'entrave en rien la formidable réputation de manieur d'acteurs qui colle aux basques du cinéaste. Il suffit de voir avec quel brio il dirige le trio de femmes de Chaînes conjugales pour s'en convaincre.
Avec ce film, que Mankiewicz réalise quelque trois ans plus tard, l'homme en est déjà à son cinquième long métrage et aborde pour la première fois le genre de la comédie doublée d'une forme de mélodrame social des plus piquants. Comme pour Le Château du dragon, le récit commence par une lettre (lettre du cousin conviant Miranda au château de Dragonwick, et lettre que reçoivent les trois femmes de Chaînes conjugales leur annonçant que l'une d'entre elles est cocue et ne retrouvera pas son mari en rentrant chez elle ce soir-là), donnant au film sa tessiture dramatique formelle et permettant à Mankiewicz de procéder à différents flash-back initiés par la pensée d'épouses en pleine crise de culpabilité. Le trait est acerbe et montre la femme comme n'aspirant qu'à se « caser » quand beaucoup ne pensent qu'à gravir les échelons de la reconnaissance sociale le plus rapidement possible. En d'autres termes, Mankiewicz dresse le constat d'une société matérialiste, consumériste, machiste et remarquablement rétrograde dont la fin artificiellement heureuse, pour répondre au code Hays, ne trompe personne tant celle-ci est d'un cynisme jubilatoire rare. Pour cela, Mankiewicz reçut l'oscar du Meilleur Scénario et du Meilleur Réalisateur.

 

 

Un état d'esprit poussé jusque dans ses derniers retranchements avec le vrai faux film d'espionnage qu'est L'Affaire Cicéron, qui voit un majordome de l'ambassadeur anglais de Turquie, durant la Seconde Guerre mondiale, vendre des informations à l'ennemi avec pour seule motivation l'argent et une volonté exacerbée de briser sa condition éminemment subalterne. Dans le rôle titre, on trouve l'énorme James Mason absolument impeccable en laquais-gentleman-espion que l'inéluctabilité de sa destinée sociale répugne. En face, il y a Danielle Darrieux, une comtesse que la guerre a ruinée et qui en échouant à Ankara retrouve Ulysses Diello alias James Mason alias Cicéron, son ancien majordome. Dès lors, ce que Le Château du dragon avait esquissé, L'Affaire Cicéron le développe jusqu'à son paroxysme en inversant littéralement les rôles et les codes édictés par la société : Cicéron se vautrant dans ses habits de parvenu que la destinée finira par démasquer, et la comtesse Staviska ne connaissant que les règles du jeu de sa caste (dont la fameuse trahison épistolaire - encore une lettre - est le sommet de l'iceberg) qui s'avèreront in fine insuffisantes pour lui assurer un avenir autre que la déchéance. Encore une fois, Mankiewicz renvoie tout le monde dos à dos dans un film où les mots « vain » et « vanité » n'auront jamais eu autant de sens.

Il serait pourtant dommageable de penser que ces trois classiques, et a fortiori l'entière filmographie de Mankiewicz, puissent se réduire à ces repères visuels ou thématiques. Car revoir un film de cet auteur-cinéaste (soit tout de même une anomalie en forme de gageure à Hollywood) fait partie de ces expériences de cinéma plus charnelles qu'intellectuelles, où le plaisir des sens rime aussi avec celui des formes.
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